Iulia Grosman, « Indiana Jones » des langues

8 août 2018
par Véronique Pipers
Durée de lecture : 6 min

SERIE (3/6) Têtes chercheuses

Iulia Grosman est linguiste et doctorante à l’UCL. Sa « cup of tea », c’est la prosodie. Autrement dit, l’étude de la voix, ou plus précisément du rythme et de l’intonation de la parole et de leurs variations.

La prosodie est liée à l’émotionnel (comment j’agis dans certaines situations, si je suis empathique, stressée, énervée), mais aussi au physique de chacun, puisque nos cordes vocales sont influencées par notre morphologie. La prosodie est directement influencée par le contexte puisqu’on ne parle pas de la même manière à la radio, en réunion, à sa mère ou à une copine. Et elle a un champ d’applications infini: une multidisciplinarité qui passionne la jeune chercheuse.

Quand on lui demande ce qu’est un linguiste, elle répond que c’est un « Indiana Jones » des langues, tant dans les langages informatiques que dans les langues parlées. Et aussi un être humain qui développe une aptitude à décrypter des systèmes de signes. Dans son cas précis, le français, l’espagnol, l’anglais, l’hébreu et le néerlandais.

« J’ai un intérêt certain pour les langues et je suis tombée amoureuse des voix très jeunes », avoue d’emblée Iulia Grosman. « Je pouvais tomber amoureuse d’un garçon sans l’aimer juste parce qu’il avait une belle voix. A l’inverse, parfois j’aime beaucoup la personne mais j’arrête de la voir parce que sa voix m’insupporte à un tel point que tisser une relation serait difficilement possible. »

Lhésitation verbale comme axe de recherche

A propos de sa passion pour la parole, la jeune linguiste est intarissable.

« On comprend aujourd’hui qu’il y a beaucoup de variations dans la langue. Il n’y a pas une norme, il y a des normes. Valibel, le centre de recherche pour lequel je travaille en a fait son focus. Le langage, c’est une multitude de petits sons qui sont agencés pour faire des mots sur lesquels on va mettre une dimension symbolique. C’est ce qui différentie le langage humain de celui des autres êtres vivants. Nous les humains pouvons parler de choses qui n’existent pas, qui sont déconnectées du réel. On parle du présent et du passé. »

Pour analyser les variations du rythme et de l’intonation dans la parole, la linguiste dispose de grandes bases de données, faites de voix enregistrées. L’idée est de segmenter le flux de la parole, c’est-à-dire le transcrire, et puis essayer d’aligner la transcription au signal sonore. La transcription orthographique est ensuite phonétisée puis segmentée en mots, voire en syllabes, voire même en phonèmes, l’unité minimale sonore.

« On prend tout ça et on en fait de jolies hypothèses », explique Iulia Grosman. « Pour ma part, je travaille plus particulièrement sur l’hésitation dans la parole, et en quoi c’est bien d’hésiter. »

Faciliter le traitement de linformation

« Nous sommes des sortes de petits ordinateurs », poursuit-elle. « Si je prononce une phrase dans laquelle je laisse un blanc du type enfin… mais… euuuuh…, vous devinerez que quelque chose de complexe va suivre, vous allez donc vous concentrer et sans doute mieux mémoriser ce que je vais dire. Il est donc important, en toutes situations (discours politiques, cours, etc.) de prévoir des silences, des euuuuh, enfin donc bon…, voilà, oui mais… On a tous nos petits marqueurs favoris. Ma mère a tendance à dire enfin donc, bon voilà, le tout ensemble.

Certains sont addictes du en gros…, François Hollande adorait l’anaphore Moi, Président… et Macron encadre ses phrases, en répétant au début et à la fin une formule identique. Ce qui est très efficace dans le traitement de l’information, car on connaît le thème avant et on conclut en connaissant le thème. Du point de vue de l’intégration sémantique et pragmatique, c’est excellent. Et au niveau de la rythmique, cela peut avoir un côté agréable ; on sait à quoi se raccrocher, cela allège le traitement de l’information. »

Bien sûr, comme tous les signaux, ces hésitations servent tant qu’elles sont placées de manière pertinente et raisonnable dans le flux de la parole. A outrance, tu vois… ou genre… deviennent vite invasifs, jusqu’à gêner carrément la compréhension.

Léonard de Vinci et les tortues Ninja

Les domaines d’application de la linguistique sont multiples. Elle est précieuse par exemple dans le cadre de l’apprentissage d’une langue, dans le traitement informatique du langage (TAL), la recherche sémantique sur le web, etc.

« Ca n’a l’air de rien », précise Iulia Grosman. « Mais quand vous entrez « peintures de Léonard de Vinci » dans votre moteur de recherche, s’il vous montre lesdites peintures et pas la tortue Ninja du même prénom, c’est grâce aux linguistes. »

En effet, dans le cadre du web sémantique, les linguistes relient des termes entre eux et vont jusqu’à essayer de connecter les champs sémantiques et permettre ainsi à l’utilisateur d’obtenir des résultats pertinents.

Des linguistes dans votre GPS

Dans le cadre de la prosodie, le fait de savoir comment l’humain parle, où il hésite et où son rythme varie, permet de rendre la parole des robots un peu plus naturelle. Dans l’exemple d’un GPS, si celui-ci segmente chaque mot dans une phrase comme Tour-nez à la -trois-ième – à-droi-te  avec une isochrone du même groupe du rythme, ça ne va pas nous parler. Alors que s’il prononce la même phrase en allongeant à la fin certains groupes de mots, nous saurons que la fin de la phrase est là. Il y a des linguistes derrière tout cela, pour savoir quand prévoir des allongements grammaticaux, ou quand un allongement d’hésitation est utile.

De même, pour l’assistance aux personnes âgées. On crée des robots empathiques, car on ne parle pas à une personne âgée ou à un enfant comme on parle à une personne en milieu d’âge. Sans oublier la prévention : « J’ai des collègues qui travaillent sur la parole des personnes âgées, notamment pour la détection de la maladie d’Alzheimer. »

Les linguistes, en fonction de leur vision, peuvent aider aussi – et ce n’est pas leur moindre apport – à avoir une vision moins normative de la langue.

Si la chercheuse concède que le doctorat est un gros challenge, elle insiste sur ses bienfaits insoupçonnés. « Un ami ingénieur à qui j’avais fait part de mes peurs m’avait dit te spécialiser une fois dans quelque chose de manière si pointue te permettra avec une grande aisance de te spécialiser ensuite dans plein d’autres domaines. Il avait raison. Il ne faut pas voir la spécialisation comme une finalité mais comme un outil qui permet de jongler avec des choses complexes et n’avoir plus peur de rien”.

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