Marc-Antoine Gavray - F.R.S.-FNRS/ULg © photo Alain Dewez

Le « Brexit » et les origines de la démocratie

10 août 2016
par Adrien Dewez
Durée de lecture : 6 min

Série (3) / Café philo autour de Platon

La plupart d’entre nous sont nés dans une démocratie, un système politique qui va de soi, pour nous. Il est si ancré qu’un autre système nous paraît difficilement envisageable. Platon, lui, assistait aux premiers ébats de la démocratie dans l’Athènes de l’Antiquité. Aux premières loges pour la voir, la comprendre et l’analyser. Ce que fera à nouveau, au 19ème siècle, Tocqueville lorsque la démocratie naît aux Etats-Unis.

Platon était-il un défenseur de la démocratie?

Sylvain Delcomminette -ULB © photo Alain Dewez
Sylvain Delcomminette -ULB © photo Alain Dewez

Sylvain Delcomminette (ULB) : Avant de répondre à cette question, il est important de noter que la démocratie athénienne est différente de celles que l’on connaît aujourd’hui. C’est un régime limité au niveau d’une cité, entité politique sans commune mesure avec les états d’aujourd’hui, et c’est une démocratie directe où tous les citoyens – mais seulement les citoyens : pas les femmes, les esclaves, les étrangers… – participent aux débats et aux votes, par contraste avec nos démocraties représentatives.
De fait, selon Aristote, l’élection n’est pas une institution démocratique, dans la mesure où elle favorise les hommes les plus en vue (elle relève plutôt de la « timocratie », c’est-à-dire d’un régime fondé sur l’honneur). Pour lui, la véritable institution démocratique, c’est le tirage au sort. Mais pour répondre à la question posée, non, Platon n’était pas un défenseur de la démocratie : il en était bien plutôt un critique féroce.

Marc-Antoine Gavray (F.R.S.-FNRS/ULg): Sa critique de la démocratie est liée à sa conception de la connaissance et de ce que devrait être la politique. Pour lui, il y a une bonne politique là où elle est liée à une forme de connaissance telle qu’il la définit. Pour prendre un exemple récent, dans le vote sur le Brexit, certaines personnes ont voté en faveur du départ simplement parce qu’ils n’aimaient pas David Cameron ou pour plein d’autres raisons sans lien direct avec la question posée et ses implications. Voilà peut-être qui pourrait illustrer en quoi, pour Platon, la démocratie c’est tout le contraire de la connaissance. Il ne faut pas attendre de la totalité de la population ou même de la majorité qu’elle soit savante au sens où il l’entend.

Sylvain Delcomminette : Pour rappel, Platon considère la connaissance comme un examen méthodique. Or les institutions démocratiques athéniennes rendent selon lui un tel examen impossible. L’assemblée du peuple, qui rassemble quelque chose comme 10.000 personnes, interdit de poursuivre un tel examen, de mener un dialogue philosophique pour savoir que faire dans telle ou telle situation.
Que se passe-t-il alors? Quelques personnes émergent parce qu’elles s’expriment bien ou qu’elles ont de l’influence en raison de leurs origines sociales. Et ces personnes donnent les grandes orientations en persuadant la foule de les suivre et de voter avec elles. Pour Platon, la démocratie est donc le lieu de la persuasion, mais pas de la vérité ni de la connaissance.

Marc-Antoine Gavray: Selon lui c’est d’ailleurs dangereux car on peut persuader les gens de toutes sortes de choses ou voir l’apparition de tyrans, ce qui arrivait en Grèce… et même dans notre histoire récente. Platon invente la science politique mais d’une manière qui n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui où il y a des statistiques, des recensements, des idéologies. Pour lui, il faut placer la science, comme méthode, au service de la politique.

Sylvain Delcomminette : Aujourd’hui, on considère la démocratie comme le lieu où tous les débats et toutes les discussions sont possibles. Pour Platon, oui, il y a des débats et des discussions en démocratie, mais qui ne sont que des confrontations d’opinions. Il ne s’agit pas de vraies discussions, d’un vrai dialogue. Et in fine c’est le plus fort – c’est-à-dire le plus persuasif, généralement pas pour de bonnes raisons – qui va l’emporter. La démocratie est donc selon lui un système où les gens croient être libres et avoir le pouvoir alors qu’ils sont manipulés par quelques individus plus malins et plus habiles que les autres. C’est une liberté purement illusoire car elle est manipulable et manipulée.

Nicolas Zaks (ULB): Je pense que même si on est un amoureux et un défenseur de la démocratie, il est essentiel d’avoir connaissance des critiques qu’on peut lui adresser. Pour pouvoir l’aimer mieux, il faut avoir conscience des critiques à son égard comme celles que Platon formule. Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique disait à peu près la même chose: « je suis un amoureux de la démocratie mais je veux la voir telle qu’elle est vraiment ».

Sylvain Delcomminette : La différence, c’est que Platon n’était pas du tout un amoureux de la démocratie !

Prônait-il un système différent?

Sylvain Delcomminette: Oui, il propose un système radical: une cité dirigée par des philosophes (rires). Contre le règne de l’opinion, il propose une cité basée sur le savoir, la connaissance et donc le dialogue – mais un dialogue qui a des exigences telles qu’il n’est selon lui pas accessible à tout le monde. Platon est assez pessimiste sur la nature humaine.

Nicolas Zaks : Attention, même s’il investit les philosophes comme rois, cela ne suppose pas que ces rois-philosophes peuvent vivre dans un palais ! C’est tout le contraire, ils doivent vivre dans une sorte d’ascétisme. Dans le dialogue qui expose le système, La République, certains intervenants disent « mais ça va être horribles pour eux ». L’idée de ces rois-philosophes n’est pas de vivre dans l’abondance ni l’exploitation et encore moins de favoriser le bonheur d’une classe d’individus, mais bien le bonheur de toute la cité.

Sylvain Delcomminette : Selon Platon, en dirigeant la cité, les philosophes se mettent à son service et pas inversement.

Marc-Antoine Gavray : Platon compare la situation du philosophe appelé à diriger la cité à celui d’un prisonnier qu’on libère d’une caverne – la fameuse caverne – où il est prisonnier d’illusions. On le fait sortir et on lui dit « tu vois, il fait beau dehors ». Il répond « ah moi je reste ici ». « Eh bien non, maintenant que tu as vu le soleil, tu vas retourner dans la caverne, réveiller tout le monde et les libérer pour leur expliquer que la véritable lumière, celle du soleil, et ce qu’elle donne à voir, tout cela est bien plus beau ».
Dans la cité platonicienne, dès qu’on a éduqué le philosophe, on le contraint à retourner dans la cité même s’il préfère poursuivre son activité de connaissance et de recherche. Pourquoi ? Parce qu’on lui a appris la méthode afin qu’il prenne les meilleures décisions possibles pour le bien de la cité. Et, pour Platon, c’est justement le meilleur moyen pour prévenir les dérives autoritaires. Dans son action politique, le philosophe visera avant tout le bien collectif, puisqu’il sait parfaitement que son propre intérêt est ailleurs, dans son activité de recherche, et qu’il ne pourra à nouveau s’y livrer qu’une fois sa tâche politique achevée.
Le meilleur dirigeant ne sera pas celui qui a envie de diriger la cité mais au contraire celui qui en a les compétences et qui préfèrerait faire autre chose. Et c’est parce qu’il préfère faire autre chose qu’il fera ce qui est le mieux dans l’intérêt de la cité.

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