Manon Hermann s’intéresse aux mouches « assises » au plafond

10 août 2018
par Véronique Pipers
Durée de lecture : 6 min

SERIE (5/6) Têtes chercheuses

Manon Hermann est doctorante en linguistique contrastive à l’université Saint-Louis. Elle compare l’allemand et le néerlandais en vue de trouver les similarités mais surtout les différences. Plus précisément, elle analyse des locutions figées – ces expressions faites de deux mots ou plus devenus indissociables pour avoir un sens – contenant des verbes de position et de placement. Pointu. Clairement…

« J’ai un parcours un peu atypique, mais pas extraordinaire » raconte la chercheuse. « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je n’ai pas fait d’études en langues germaniques, le parcours classique qui mène vers le doctorat en linguistique. J’ai fait des études en traduction. J’ai travaillé deux ans, avant de me lancer dans une thèse en linguistique.

Fascinée par les contrastes

Manon Hermann n’a eu aucune difficulté à réintégrer le monde académique : « J’ai pu voir autre chose entretemps et c’est une chance. Juste après mes études, on m’avait déjà proposé de faire un doctorat, mais je n’étais pas certaine de le vouloir à ce moment-là. Puis j’ai finalement décidé de postuler pour obtenir une bourse, j’ai tout mis en œuvre v pour y arriver, y compris abandonner mon boulot. »

Au moment de choisir son sujet de thèse, Manon Hermann s’est orienté vers le contrastif allemand-néerlandais, un domaine qui ne lui était pas inconnu pour y avoir travailler durant sa thèse.

« Depuis le début de mes études en traduction explique t-elle, l’aspect contrastif entre ces deux langues m’a fascinée. On part toujours du principe que ce sont deux langues proches; si l’on apprend l’une, on croit connaître l’autre. Il n’en est rien. Plus j’avançais dans l’apprentissage des deux langues, plus je prenais conscience de leurs différences et j’ai pris un énorme plaisir à les isoler. »

Trouver la bonne position

En Master 2, elle décide de faire son mémoire en linguistique alors que la majorité le réalisait en traduction. Déjà à cette époque elle a dans l’idée de comparer les deux langues, mais sur le thème du verbe faire. En néerlandais, ce dernier se dit maken ou doen, en allemand machen et tun, et pourtant les différences sont importantes entre les deux langues. Désireuse dans le cadre de sa thèse de rester dans le contrastif allemand-néerlandais, elle cherche des pistes de recherche avec sa promotrice. A l’époque, elle a déjà beaucoup travaillé sur les verbes de position et de placement. Elle décide de continuer.

« En fait, on les utilise tout le temps en allemand et en néerlandais, alors que cela paraît absurde en français. En français, si on veut localiser un objet ou une personne, on va utiliser un verbe neutre, comme être ou se trouver, alors qu’en allemand ou en néerlandais, on va utiliser des verbes qui expriment la position dans l’espace, comme être debout ou assis, ou couché. Pour un francophone, dire qu’un texte est debout dans un journal ou un livre couché sur la table est ridicule. L’exemple que j’ai beaucoup aimé est celui de la mouche au plafond, qui en allemand et en néerlandais est assise au plafond: de vlieg zit op het plafond. Un détenu est assis en prison, un écolier à l’école aussi. Même s’il est debout. »

Différences entre langues romanes et germaniques

De quoi en perdre son latin. Car la difficulté pour un francophone est bien sûr de savoir quel verbe de position utiliser. Pour un natif, c’est intuitif, mais pour ceux qui doivent l’apprendre, cela n’a aucun sens. Le sel, par exemple : si on utilise debout, c’est qu’il est dans la salière, si on utilise couché, c’est qu’il est éparpillé sur la table.

A côté des verbes de position, Manon Hermann étudie aussi les verbes de placement équivalents, comme stellen, zetten, leggen, déjà abondamment analysés par ses pairs. Mais la chercheuse va plus loin en les analysant dans des locutions figées. Mettre en évidence, être à disposition, remettre en question. On observe qu’en français, on a des verbes très neutres, alors qu’en allemand et néerlandais, c’est plus spécifique. Ter beschikking staan, in vraag stellen, avec parfois une position assise ou couchée, typiques des langues germaniques. « C’est vraiment une grosse différence entre les langues romanes et les langues germaniques.»

Pourquoi les locutions figées ? « Parce qu’à ce niveau, il y a beaucoup de différences entre l’allemand et le néerlandais. Souvent, stellen en allemand devient zetten en néerlandais. Mettre sur pied se dira etwas auf die Beine stellen (mettre qqch sur les jambes en position debout) en allemand mais iets op poten zetten (en position assise) en néerlandais. Parfois c’est l’inverse, mettre en liberté se dit auf freien Fuß setzen en allemand et op vrije voeten stellen en néerlandais. »

La linguiste observe quels verbes son utilisés dans quelles situations mais aussi quelles différences surviennent à d’autres niveaux ; sur les prépositions, sur l’utilisation ou pas d’un article. Avec pour objectif d’identifier toutes les nuances.

Une langue traduit la perception du monde

Oui mais… à quoi ça sert ? La question sonne comme une insulte aux oreilles des scientifiques mais brûle nos lèvres de « simples mortels ». On cherche d’abord pour le plaisir de la recherche, bien sûr. Pour faire avancer les choses, aider les suivants. Mais dans le cas de Manon Hermann, la perspective du support dans l’apprentissage des langues n’est pas négligeable. Sa recherche sera aussi utile aux traducteurs, lexicographes, tous ceux qui travaillent ces deux langues, ou les apprennent.

« En linguistique, il y a différents modèles, poursuit la scientifique, le mien relève de la linguistique cognitive, dont le grand postulat de base est que la langue reflète notre perception du monde. Prenez le mot trottoir. Il est perçu, en français, comme l’endroit où l’on trotte. Alors qu’en allemand, c’est le chemin pour les bourgeois (Bürgersteig). Et en néerlandais, le voetpad, le chemin pour les pieds. En anglais, pavement évoque plutôt le matériau. »

Un travail de fourmi

Manon Hermann travaille sur des milliers de textes, analyse chaque phrase, les range en catégories, « parce qu’il y a une logique et que je veux la trouver », isole le point commun entre les éléments, et au final essaie de trouver la règle qui pourrait dire, plus tard, aux apprenants, dans tel cas on utilise plutôt ce verbe, dans tel autre, plutôt celui-ci.

L’après thèse, la linguiste y pense peu. L’idée d’un post doctorat ne lui déplaît pas et ensuite pourquoi pas un poste d’enseignante à l’université : « Les places sont rares mais en linguistique allemande, j’ai peut-être une chance. Dans ce cas, je donnerais cours en allemand. D’ailleurs, toute ma thèse sera… en allemand. »

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