Photo © Nicolas Salaun

Je suis nomophobe. C’est grave, docteur ?

13 février 2015
par Mélanie Geelkens
Durée de lecture : 5 min

Sommes-nous devenus à ce point accros à nos écrans que seule une… application pourra nous sauver ? Tel est en tout cas le parti pris par deux entrepreneurs, Augustin van Rijckevorsel et Bernardo Sala, qui ont décidé de combattre le mal par le mal. Leur constat : de plus en plus de gens éprouvent des difficultés certaines à décoller le nez de leurs smartphones et tablettes. Or au volant, ce comportement n’est pas dénué de conséquences. Parfois mortelles.
 
 Plus dépendant que stupide
 
« Cinq secondes d’inattention en conduisant à 90 kilomètres-heure, cela revient au même que parcourir un terrain de foot en fermant les yeux ! », s’exclament-ils. Le logiciel qu’ils ont développé entend donc forcer les conducteurs à garder les yeux fixés sur la route.

 

Baptisé Freeedrive et téléchargeable sur Androïd, il s’enclenche automatiquement une fois que la personne met le contact. Il bloque l’accès aux réseaux sociaux et l’envoi/la réception de SMS le temps du trajet. Celui qui risque une œillade malgré tout se verra rappeler à l’ordre par un message, « Sorry, you can’t. Please keep driving ».

 

D’aucuns remarqueront que, finalement, ce nouveau concept pourrait facilement être remplacé par un peu d’autodiscipline. « Mais l’être humain est stupide, c’est pour cela que notre appli l’est aussi ! », rigolent les concepteurs.

 

Stupide ? Dépendant serait sans doute un mot plus adapté. Les scientifiques ont même inventé un nouveau vocable pour décrire cette évolution sociétale : la « nomophobie ». Un néologisme anglophone né de la contraction de « no mobile phobia ». La peur d’être dépourvu de son smartphone.

 

« Ce terme décrit l’idée selon laquelle de plus en plus de personnes ressentent un malaise, un état psychologique désagréable lorsqu’elles sont privées de leur téléphone ou de leur objet connecté, parce qu’elles ont peur de rater quelque chose d’important », détaille Michel Hansenne, professeur de psychologie à l’université de Liège.
 
Une addiction à plusieurs niveaux 
 
Aucune étude scientifique n’a (encore ?) été menée sur ce phénomène. Difficile, dès lors, d’en mesure l’étendue réelle. « C’est encore trop tôt, nous n’avons pas assez de recul, souligne le spécialiste. En Belgique en tout cas, peu de personnes viennent consulter pour ce genre de problème ». Dans d’autres pays, comme aux États-Unis ou en Angleterre, des cliniques spécialisées ont été créées.

 

Tous ceux qui aiment discuter sur les réseaux sociaux ou passer du temps à surfer sur le net ne sont certainement pas addicts pour la cause. « Il y a un problème quand des conséquences négatives apparaissent dans l’environnement professionnel, relationnel, familial, décrit Michel Hansenne. Les « symptômes » sont une impulsivité importante, la difficulté d’inhiber une réponse dominante… Ce sont des processus psychologiques communs à n’importe quelle addiction ».

 

Car l’on peut devenir accro à tout : shopping, chocolat, sexe, travail… Chaque nouvelle technologie entraîne dans son sillage de nouvelles formes de dépendances. Internet et les ordinateurs  l’ont déjà démontré. « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui aurait un usage excessif d’Internet en général, nuance Pascal Minotte, psychologue et chercheur à l’Institut wallon pour la santé mentale. Par contre, la cyberdépendance se manifeste généralement par les jeux en ligne ».

 

Depuis quelques années, les cliniques spécialisées dans la dépendance aux jeux de hasard viennent aussi en aide aux joueurs compulsifs sur écran. « On en rencontre de plus en plus souvent, raconte-t-on à l’hôpital psychiatrique de jour La Clé, à Liège. Nous avons déjà aidé quelqu’un qui passait 22 heures sur 24 derrière son ordinateur, qui ne dormait plus, ne se lavait plus, ne prenait plus le temps d’aller aux toilettes, de manger… »
 
Abuser des jeux en ligne est une signal d’alarme 
 
Si ce phénomène peut toucher tout le monde, les adolescents et les jeunes adultes sont davantage vulnérables. L’étude « Click » réalisée par Belspo (Politique scientifique fédérale) en 2013 montre que 1,4% des jeunes interrogés font un usage excessif des jeux en ligne, contre 0,22% des adultes.

 

« Cet usage excessif est le symptôme d’autre chose, il se manifeste chez des personnes qui vivent une situation compliquée dans leur tête, pointe Pascal Minotte. Souvent, l’attention se cristallise sur l’ordinateur. Mais l’essentiel est de chercher la souffrance derrière, de se poser la question du pourquoi ».

 

« Les parents me demandent fréquemment : « quelle est la durée que je peux autoriser devant un écran ? », relate Serge Minet, thérapeute qui a longtemps travaillé à la clinique du jeu pathologique Dostoïevski (CHU Brugmann). Je leur réponds : arrêtez avec vos limites ! Que devient le temps hors jeu ?C’est ça qui est important ». Et de raconter l’histoire d’un de ses premiers patients, Pierre, qui passait des heures devant son ordinateur pour échapper à l’ambiance familiale pesante suite au départ de son père et à la dépression de sa mère. « Il faut négocier un pacte familial, pour que l’écran ne fasse plus écran dans les relations ».
 
 Il ne faut pas supprimer mais apprivoiser
 
Contrairement à l’alcoolisme ou à la toxicomanie, l’enjeu de la thérapie ne sera pas que le patient ne touche plus jamais à un clavier, mais qu’il apprenne à l’apprivoiser. « En remplaçant une activité virtuelle par d’autres activités dans le réel, explique-t-il. Chacun fait son sevrage à sa manière ».

 

L’entourage devra donc aussi se remettre en question. Et ne pas crier à la cyberdépendance à la moindre alerte. « Chez les jeunes, il n’est pas rare de connaître une sorte de lune de miel avec son ordinateur, puis ça passe », observe-t-on à clinique La Clé.

 

Même si l’usage des écrans ne devient pas toujours excessif, mieux vaut rester attentif à ses effets collatéraux sur la santé. Sédentarité et éventuels problèmes de poids, conséquences ophtalmologiques, tendinites… Une étude publiée en janvier dans la revue américaine Pediatrics affirme que les enfants qui disposent d’un smartphone ou d’une tablette dans leur chambre dorment en moyenne 21 minutes en moins que les autres. Peut-être un entrepreneur inventera-t-il un jour une application pour apprendre la parcimonie ?

 

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