Edouardo Suplicy, Paola Vigano et Jimmy Wales, Docteurs honoris causa de l'UCL.
Edouardo Suplicy, Paola Vigano et Jimmy Wales, Docteurs honoris causa de l'UCL.

Jimmy Wales (Wikipedia), Docteur « és utopies » de l’UCL

2 février 2016
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 7 min

Trois utopistes, trois personnalités étrangères qui proposent de nouveaux modèles innovants et enthousiasmants de sociétés sont mis à l’honneur, ce mardi, par l’Université Catholique de Louvain. Il s’agit d’Eduardo Matarazzo Suplicy, professeur d’économie et homme politique brésilien, Paola Viganò, architecte et urbaniste italienne, et l’Américain Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia.

 

Pour les autorités académiques de l’UCL, ces trois personnes, qui reçoivent aujourd’hui les insignes de docteur honoris causa, incarnent chacune à leur manière, par leurs actions et leurs engagements, une certaine forme « d’utopie du temps présent ». À l’UCL, l’année académique en cours a été placée sous le signe de ces utopies.

 

Daily Science a longuement rencontré un de ces nouveaux docteurs « ès utopies » : Jimmy Wales.

 
Dr Wales, vous avez fondé il y a plus de 15 ans Wikipédia, une des encyclopédies collaboratives en ligne accessible gratuitement parmi les plus consultées du web. D’où vient le nom « Wikipédia »?

 

Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia, Docteur honoris causa de l'UCL.
Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia, Docteur honoris causa de l’UCL.

À l’origine, il s’agit d’un mot hawaiien « wiki-wiki », qui signifie « vite », « rapide ». Nous l’avons adopté pour notre projet. Un projet de collaboration rapide, mais efficace et de qualité, pour créer et développer une encyclopédie ouverte, accessible à tous, tant en ce qui concerne la rédaction de ses articles que sa consultation.

 

La vitesse n’est-elle pas susceptible de nuire à la qualité?

 

Je ne le pense pas. Pas dans notre modèle. Avant Wikipédia, nous avions lancé un autre projet collaboratif en ligne: Nupedia. Il s’agissait d’une encyclopédie proposant de longs articles, relus par des pairs. La procédure était longue. Il fallait être accrédité pour pouvoir intervenir dans un texte, donner son CV. Il y avait sept étapes de relecture. C’était trop lent, trop effrayant pour les collaborateurs. Le résultat a été que nous n’avons pas publié beaucoup d’articles. Notre but était pourtant, déjà à l’époque, de rendre le savoir largement accessible. Mais les procédures étant lourdes, cela n’a pas marché. Le système wiki est lui plus léger. C’est une meilleure formule. La preuve, nous avons eu autant d‘articles wiki publiés en deux semaines sur Wikipedia qu’avec la formule Nupedia en deux ans.

 

En quinze années d’existence et des diverses déclinaisons de « wiki » portées par votre Fondation, on a également vu apparaître des évolutions dans le domaine de la publication scientifique. « L’open access », soit l’accès gratuit aux publications scientifiques, a fait son apparition. Pensez-vous avoir été pionnier dans l’accès libre à l’information, y compris dans sa dimension scientifique?

 
Nous avons été membres de groupes de travail sur l’open access dès le départ de ce mouvement. Le problème des publications scientifiques traditionnelles, c’est qu’elles sont élitistes. Des pans entiers de la communauté scientifique n’y ont que difficilement accès. Je pense par exemple aux institutions académiques dans les pays en voie de développement. Les abonnements aux revues sont chers, voire impayables. La formule de « l’open access » est dans ce contexte une alternative. Si on veut réellement disséminer les connaissances, cette question d’argent n’est pas superflue!

 

Et cela est également vrai dans les pays plus nantis. Les pouvoirs publics l’ont bien compris. Il est aberrant de devoir payer souvent cher pour avoir accès aux résultats de recherches qui ont été financées par de l’argent public.

 

Les contribuables, non plus, ne sont pas dupes. Il est difficile d’admettre qu’il faille payer pour avoir accès aux résultats de recherches payées par leurs impôts. Les maisons d’édition traditionnelles proposent désormais certaines déclinaisons de leurs publications en accès libre. Cela va dans le bon sens.

 

Notons au passage que l’accès libre à l’information est doublement bénéfique pour la dissémination des savoirs. Quand un texte est disponible facilement et sans frais, il peut être plus facilement traduit et donc être encore davantage distribué et lu.

 

Précisément, la question des langues est aussi un de vos chevaux de bataille. Tout le monde ne doit donc pas nécessairement maîtriser un anglais souvent approximatif pour pouvoir se documenter?

 
Exactement. C’est pourquoi nous avons mis, dès le début de Wikipedia, ce problème des langues au centre de nos préoccupations. Si nous voulons effectivement assurer la plus grande dissémination des savoirs au sein des populations, il faut pouvoir communiquer avec chaque lecteur dans sa propre langue et lui proposer des articles aussi riches et corrects que possible. Il s’agit d’une vision à long terme.

 

Aujourd’hui, nous proposons des articles dans quasi 300 langues différentes. Bien entendu, toutes ces langues ne sont pas représentées de la même manière. De très nombreux articles sont disponibles dans une vingtaine de langues principales (dont 1,7 million d’articles en français). Dans 230 autres langues, notre encyclopédie propose au moins un millier d’articles. Les autres déclinaisons linguistiques de Wikipedia sont dotées de moins de mille articles.

 

Mais cela ne veut pas dire que les choses sont figées. Prenez le catalan par exemple. Cette région d’Espagne a été bridée sous Franco. L’usage de cette langue régionale était quasiment interdit sous la dictature. Le résultat est que sur Wikipédia aujourd’hui, le nombre d’articles en catalan augmente de manière rapide. Nous avons dans la région de Barcelone une communauté de volontaires particulièrement active. Il y a là-bas un réel engouement pour développer le nombre d’articles dans la langue locale.

 

Vous citez l’exemple du catalan. On sait qu’aujourd’hui un mouvement indépendantiste se développe en Catalogne. Considérez-vous que Wikipedia, grâce à ses déclinaisons linguistiques, est un outil d’émancipation politique ?

 
On voit des choses identiques au Pays de Galles par exemple, ou dans d’autres régions du monde. Mais Wikipedia n’est pas un outil d’émancipation politique dans le sens où il soutiendrait des mouvements indépendantistes. Nous sommes particulièrement neutres à ce propos. Par contre, je pense que nous apportons quelque chose au développement de la diversité culturelle dans le monde.

 
Très concrètement, combien de personnes travaillent aujourd’hui pour la Fondation Wikimedia?

 

Nous avons 250 employés aux États-Unis. À ceux-ci, il faut ajouter les personnes qui travaillent pour les « chapters » de Wikipedia dans le monde. Cela varie d’un pays à l’autre, entre un et 10 à 20 employés par pays, par territoire. Et bien entendu, il y a tous les bénévoles, ceux qui relisent des textes, les complètent, les corrigent, les modifient. Nous estimons entre 3.000 et 5.000 le nombre d’éditeurs réguliers dans le monde. Et un nombre de contributeurs bien plus élevé.

 
Quel est le modèle économique de Wikimedia?

 
Dans la toute grande majorité, nous dépendons de la générosité du public. 90% de nos revenus proviennent de « petits » donateurs, qui financent Wikimédia à hauteur de 10 ou 20 euros par an. À ces nombreux donateurs, il faut ajouter quelques grands mécènes, des fondations philanthropiques, plus généreux. Notre budget annuel est de 60 millions de dollars par an. Au fil du temps, nous avons pu constituer une réserve financière stratégique qui nous permet aujourd’hui d’assurer notre fonctionnement et nos développements sur une année. Une partie de cet argent couvre les rémunérations des employés de Wikimedia. Le reste du budget part dans les frais technologiques, location de serveurs, de bande passante, les informaticiens, le financement de nos « chapters » dans le monde, pour assurer leur développement, leur visibilité.

 

 

Rendez-vous

Mercredi, à Bruxelles (Bozar, 19h30), les trois Docteurs honoris causa de l’UCL évoqueront ensemble leurs utopies respectives, en compagnie de Paul Dujardin, directeur de Bozar, et du Pr Philippe Van Parijs.

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