Statue de Stanislaw Lesniewski (à gauche), bibliothèque de l'Université de Varsovie.
Statue du logicien Stanislaw Lesniewski (à gauche), bibliothèque de l'Université de Varsovie.

Logique et mathématique, deux langues voisines

12 avril 2017
par Adrien Dewez
Durée de lecture : 6 min

Série : Philo, math, langage & logique (2/2)

 
 

La logique et les mathématiques peuvent sembler bien éloignées l’une de l’autre au premier abord. Pourtant, elles possèdent une caractéristique fondamentale en commun : elles s’expriment toutes les deux dans un langage. Ne sont-elles pas composées de symboles assemblés ensemble pour former des énoncés ? Ce sont toutefois des langages particuliers : des langages formels, à la différence des langues que nous parlons tous les jours, comme le français ou l’allemand.

 

« La logique et les mathématiques ont ceci de particulier qu’elles peuvent être construites indépendamment de leur interprétation », commence le Dr Sébastien Richard, philosophe (ULB et ULg). « De ce point de vue, tout ce qui compte pour qu’un énoncé appartienne à un système logique ou mathématique est qu’il puisse être dérivé, au moyen de règles de déduction données, d’un ensemble d’axiomes considéré comme appartenant à ce système. »

 

« Rien n’empêche de changer d’axiomes : on obtiendra alors simplement une autre logique ou une autre théorie mathématique. Il suffit ici de penser aux différentes géométries non euclidiennes ».

 

Symboles et énoncés, le langage

 

Mais qu’ont alors en commun les langages formels et langues naturelles comme le français et l’allemand ? « Que ce soit dans un cas ou dans l’autre, elles sont composées d’énoncés complexes, eux-mêmes composés d’énoncés plus simples, qui sont à leur tour composés de certains symboles.

 
Et que ce soit dans un cas ou dans l’autre, ces suites de symboles – comme les lettres de l’alphabet – ne sont pas formées au hasard : elles répondent à des règles de formation. Ces règles constituent ce qu’on appelle la grammaire ou syntaxe d’une langue. Par exemple, « vert et ou », bien que composé de mots français, n’est pas une phrase appartenant à cette langue, et ce en vertu des règles de la grammaire française ».

 

La précision, toujours la précision

 

Fondamentalement, lorsqu’un enfant naît et grandit, « il apprend le français et, plus tard, il apprend la grammaire, qui n’est rien d’autre que l’énoncé des règles qui déterminent quelles sont les suites de symboles qui appartiennent au français ». Dans les langues naturelles, la grammaire d’une langue est généralement formulée dans cette langue elle-même : la grammaire du français est exprimée en français.

 

« Les logiciens, qui aiment semble-t-il couper les cheveux en quatre », sourit Sébastien Richard, « formulent les règles grammaticales de leurs langages formels dans des langages distincts, généralement la langue dans laquelle ils s’expriment naturellement. Par exemple, un logicien francophone formulera en français les règles grammaticales destinées à régler la formation des énoncés du calcul des propositions ».

 

Diviser pour mieux réguler : langage-objet et métalangage

 

Stanislaw Lesniewski.
Stanislaw Lesniewski.

Le logicien Leśniewski (voir article précédent) a inventé une distinction entre deux types de langage : le langage-objet et le métalangage. « Tandis que le premier est le langage dont on parle, le second est celui utilisé pour parler du premier. Par exemple, lorsque je dis le mot « Socrate » comporte sept lettres, le mot « Socrate » appartient au langage-objet et l’énoncé « le mot ‘Socrate’ comporte sept lettres » au métalangage de ce langage-objet. Lorsque nous formulons la grammaire d’un langage donné dans un langage distinct, cette grammaire est formulée dans le métalangage et le langage pour lequel cette grammaire est formulée est le langage-objet ».

 

Mais après tout, pourquoi les logiciens font-ils cette distinction ? « Tout d’abord, parce que nous n’avons pas appris à parler la langue de la logique. Donc, pour l’apprendre il faut bien partir d’explications données dans une langue que nous connaissons. Une autre raison pour séparer le langage-objet du métalangage est qu’elle permet d’éviter certains paradoxes », comme le paradoxe du menteur, connu depuis l’Antiquité, et inhérent à tous les langages naturels.

 

Le paradoxe du menteur : l’autoréférentialité et ses problèmes

 

Un homme affirme : « tout ce que je dis est faux ». S’il dit vrai, alors il y a une chose qu’il dit qui est vraie, et donc en contradiction avec ce qu’il affirme. S’il ment, alors tout ce qu’il dit ne peut être faux. Dans les deux cas, nous avons une contradiction, qui n’est pas sans rapport avec celle qui grevait la notion d’ensemble en mathématiques.

 

« Il s’agit d’un problème d’‘auto-référentialité’, précise Sébastien Richard : on se demande à propos d’un énoncé qui affirme que tous les énoncés d’un langage donné sont faux, s’il est lui-même vrai ou faux ». Et la distinction de Leśniewski entre langage-objet et métalangage permet de résoudre le paradoxe du menteur en relativisant la vérité pour un langage(-objet) donné à son métalangage.

 

Le précis de Grammaire selon Leśniewski

 

De plus, distinguer langage-objet et métalangage « permet de formuler les règles grammaticales du langage-objet avec une plus grande clarté et plus de précision. La précision de Leśniewski était presque légendaire. Elle n’a en tout cas été surpassée par aucun logicien jusqu’ici.”

 

“C’est en particulier lorsqu’il tentait de formuler les langages destinés à exprimer ses propres systèmes formels – la protothétique, l’ontologie et la méréologie – que la précision de Leśniewski devenait pour ainsi dire maniaque ».

 

Un langage de nature évolutif

 

« Une autre différence majeure entre l’approche leśniewskienne de la grammaire et l’approche traditionnelle concerne le vocabulaire du langage-objet. D’habitude, le vocabulaire à partir duquel nous construisons les énoncés du langage-objet est limité et donné d’emblée. Dès lors, si nous ne disposons pas d’un élément de vocabulaire, nous ne pouvons pas l’ajouter au langage pour exprimer une idée qui aurait été inexprimable sans lui. »

 

« Ajouter un tel élément de vocabulaire à un langage-objet, c’est tout simplement changer de langage. Leśniewski, lui, conçoit le langage de manière beaucoup plus malléable. Selon lui, ses règles métalinguistiques de formation doivent nous permettre de l’enrichir de nouveaux éléments de vocabulaire toutes les fois où nous en avons besoin. En ce sens, les systèmes formels de Leśniewski sont dits ‘développementaux’ ».

 
Et la guerre arriva

 
Le nominalisme, cette nature ‘développementale’ du langage et la minutie extrême de Leśniewski « imposent des contraintes lourdes à la formulation de sa grammaire métalinguistique et la rendent particulièrement difficile à comprendre. De surcroit, Leśniewski a peu publié de son vivant, d’autant que ses derniers travaux ont brûlé lors de l’invasion de Varsovie par les forces de l’Axe en 1939. Ces facteurs expliquent certainement pourquoi son œuvre est aujourd’hui avant tout un objet de curiosité historique, » souligne le chercheur.

 

Bien qu’objet d’histoire, on aurait tort de penser qu’aucune idée de Leśniewski n’est passée à la postérité : « certaines de ses notions ont connu une fortune remarquable. C’est en particulier le cas de sa distinction entre langage-objet et métalangage, sans laquelle n’existeraient pas la théorie des modèles, inventée par Tarski, et sur laquelle travaillent encore de nombreux logiciens dans le monde aujourd’hui, ou encore les théorèmes de Gödel, dont la démonstration repose sur une utilisation subtile de cette distinction ».

 

Si Leśniewski n’a pas réussi son pari de refonder les mathématiques ou de diffuser une nouvelle architecture du langage, étudier son œuvre permet de se pencher sur les débats passionnés de la structure sous-jacente de notre savoir et qui seront – qui sait – peut-être réactivés un jour.

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