La baronne des ondelettes récompensée à Paris

22 mars 2019
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 9 min

Pour la deuxième fois (1) en 21 ans, un prix L’Oréal-UNESCO pour les femmes et la Science a été attribué à une scientifique belge. La Professeure Ingrid Daubechies, qui avait fait ses études à Bruxelles (VUB), a reçu cette récompense, voici quelques jours à Paris, aux côtés de quatre autres femmes scientifiques. Un prix qui lui a été attribué au titre de lauréate pour… l’Amérique du Nord !

Surprenant ? Pas vraiment, même si la chercheuse belge a gardé d’étroits contacts avec la Belgique, c’est aux Etats-Unis qu’elle a réalisé l’essentiel de sa carrière. D’abord à Princeton, puis à l’Université Duke. Elle dispose donc de la double nationalité.

Rencontre avec la baronne des ondelettes (elle a été anoblie en 2012) et discussion autour des mathématiques, des femmes en mathématiques, de la formation des jeunes.

Des ondelettes dans votre smartphone

Ingrid Daubechies. © D.R.
Ingrid Daubechies. © D.R.

La spécialité d’Ingrid Daubechies, ce sont les « ondelettes », un outil mathématique assez obscur pour le profane qui en utilise pourtant très régulièrement une de ses applications. Les ondelettes, et en particulier les « ondelettes de Daubechies » interviennent dans le traitement et la compression des images numériques. Comme celles que l’on prend avec son smartphone, celles prises dans le domaine médical ou encore, celles en lien avec le cinéma.

« Les ondelettes sont un outil mathématique qui permet de décomposer efficacement différents types de signaux », explique la chercheuse. « Et en particulier des images. Elles sont dans ce cadre utiles pour leur compression et leur transmission ».

La Pre Daubechies a été à l’origine d’un standard mondial en la matière : le format JPEG 2000. « La différence avec d’autres standards de compression qui utilisent une bande passante plus large est l’obtention d’une meilleure qualité d’image», précise la chercheuse. « Avec un JPEG classique, si la bande passante n’est pas idéale, la qualité de l’image est nettement affectée. Avec le JPEG-2000, l’image reste gracieuse, elle ne se détériore que lentement ».

Mais qu’on ne s’y trompe pas. D’autres applications comptent également sur les ondelettes pour être performantes. « Par exemple en matière de calcul numérique », précise la mathématicienne. « En réalité, chaque fois qu’on essaie de décrire ou de calculer un phénomène qui comporte des événements à plusieurs échelles, il s’avère que les ondelettes sont un outil très utile ».

Ondelettes “de Daubechies”

La spécificité des « ondelettes de Daubechies » (son nom a en effet été donné à une catégorie d’ondelettes) est qu’elles se prêtent à des algorithmes numériques particulièrement rapides. « Elles n’utilisent qu’un nombre fini de paramètres. Ce qui rend possible un calcul rapide et efficace », précise encore la lauréate.  «On peut aussi les utiliser pour bâtir des outils théoriques. Autre avantage, elles ont une durée limitée, ce qui permet de bien décrire des phénomènes se produisant à plusieurs échelles. Il y a des ondellettes à très courte échelle, qui décrivent des événement très brefs, très pointus en durée. D’autres à échelle plus large qui sont utiles pour des événements plus longs. Et ces différentes ondelettes ne se « mélangent » pas, elles restent chacune dans leur domaine, dans leur plage. Ce qui permet de bonnes descriptions de phénomènes complexes. Les ondelettes auxquelles on a donné mon nom ont cette propriété ».

Un outil mathématique, pas un phénomène physique

Dans ondelettes, on entend « ondes ». S’agit-il d’un phénomène ondulatoire ? D’un phénomène physique ? « On peut utiliser les ondelettes pour décrire des phénomènes physiques », reprend la lauréate. « Mais elles ne sont pas définies par la physique. Ce sont des fonctions. Elles ne sont pas comme d’autres oscillations qu’on connait en physique. Les ondelettes sont un outil mathématique, pas un phénomène physique. Elles ont des oscillations qui démarrent à un temps défini et qui se terminent à un autre temps précis. En général, il n’y a cependant pas énormément d’oscillations dans une ondelette. Mais ce même profil se retrouve très comprimé quand on décrit un petit espace ou au contraire est très allongé quand il s’agit d’échelles plus grandes ».

Quand on discute avec Ingrid Daubechies, la conversation tourne bien sûr autour des maths. Mais aussi autour de celles et ceux qui les font. Et plus globalement des études universitaires qui y mènent.

Pourquoi y a-t-il tellement peu de femmes en mathématiques?

Ingrid Daubechies, qui a fait ses études à la VUB, puis un postdoctorat et ensuite sa carrière aux Etats-Unis, revient régulièrement en Belgique. Elle a donné cours à la VUB. Elle y a aussi passé quelques semestres sabbatiques. Les comparaisons sont aisées.

« En ce qui concerne la présence des femmes dans le domaine des STEM (Sciences, techniques, ingénierie et mathématiques), il existe pas mal de différences entre l’Amérique du Nord et la Belgique », estime-t-elle.

« Les systèmes sont différents. Aux Etats-Unis, l’étudiant ne doit décider de la direction précise de ses études, de sa spécialisation, que dans le courant de ses quatre années d’études. Bien entendu, il donne déjà une orientation dès la première année. Mais les cursus restent assez ouverts ».

« Ainsi, de nombreux étudiants changent de « spécialisation » en cours de route. Tout simplement parce que le choix est vaste et que bien souvent, ces étudiants n’ont pas été confrontés à ce large panel pendant leurs études secondaires ».

Aux Etats-Unis, les étudiants acquièrent ainsi l’habitude de travailler davantage par eux-mêmes, d’être créatifs

« Aux Etats-Unis, une partie du cursus universitaire est considéré comme une sorte de formation générale. Ce qui oblige les étudiants à prendre certains cours dans des domaines qui n’ont rien à voir avec leurs choix de base. Un exemple ? Si on étudie les langues, on doit quand même prendre au moins un cours de mathématiques, ou un cours plus scientifique. Et ce même si l’on fait les sciences sociales ou si l’on s’intéresse à la littérature ».

« De même, si on s’oriente d’emblée vers les mathématiques, on est obligé de prendre quelques cours relevant plutôt des sciences sociales par exemple. Je trouve cela très intéressant. Je n’ai pas eu cette opportunité en Belgique. J’aurais pourtant adoré prendre un cours complémentaire d’histoire, alors que j’étudiais les mathématiques ».

« Les étudiants américains disposent ainsi très vite d’une plus grande ouverture d’esprit. Par ailleurs, ils sont encouragés à participer à des projets de recherches, et sont guidés par un professeur. Ils acquièrent ainsi l’habitude de travailler davantage par eux-mêmes, d’être créatifs ».

« Ajoutez à cela le brassage culturel. Et au final un étudiant américain a un esprit critique plus aiguisé et une volonté de mettre ses connaissances en pratique. ».

Une culture latente qui cantonne les femmes dans certaines filières

La question des filles dans les STEM ?  « En Europe, il y a une variation énorme de pays à pays. Pas moyen de l’expliquer sans prendre en compte la culture qui, dans certaines sphères, encourage les filles à opter pour une filière et pas pour d’autres. Ce n’est pas une culture active, mais une culture latente, qui met du temps à évoluer. Il y a aussi une question de prestige et de carrière. Dans certains pays européens, les carrières académiques sont plus valorisées que dans d’autres. Les salaires sont meilleurs. On y retrouvera alors davantage d’hommes ».

Comment gommer les différences entre hommes et femmes en mathématiques ? « C’est très complexe. Malgré le constat de ce déséquilibre posé depuis pas mal de temps, on remarque aux Etats-Unis que le nombre de femmes qui font une thèse en maths plafonne à 30%. Ensuite, le nombre de femmes chute à chaque transition : entre le doctorat et le postdoctorat, entre le postdoctorat et les diverses étapes de la carrière académique ».

« Des initiatives pour faire évoluer cette situation existent. Mais elles ne sont pas encore suffisantes. Peut-être faut-il identifier des effets non encore pris en compte ? Peut-être y a-t-il des leçons à tirer des divers mouvements sociaux actuels (gilets jaunes, marches pour le climat, etc.) ?

« Je m’efforce d’encourager davantage de jeunes femmes à opter pour ces filières. Il y a des effets sociologiques que nous ne comprenons pas toujours, et qui n’ont pas toujours été étudiés. Et qu’il faudrait peut-être étudier ».

Les maths ont-elles mauvaise presse ? 

« C’est clair, les mathématiques ne jouissent pas d’une excellente image. Et c’est dommage. Cela s’explique en partie parce que l’approche mathématique des choses n’est pas vraiment en phase avec la manière dont les maths sont enseignées à l’école secondaire. Même si nombre de professeurs des écoles sont enthousiastes, rares sont ceux qui sont réellement mathématiciens. Du coup, beaucoup de ces enseignants n’ont pas nécessairement la passion pour les maths. Et cela fait toute la différence ».

« Les mathématiques deviennent alors une branche comme une autre, qui est « au programme », qu’il est possible d’enseigner de manière très formelle. Les manuels sont également conçus de manière très, trop formelle. Résultat : trop souvent on enseigne les maths sans faire comprendre pourquoi on les enseigne. Du point de vue de l’élève, leur utilité leur échappe. Les liens ne se font pas. C’est comme si on enseignait la poésie en se limitant à expliquer les différentes manières de composer des rimes. Cela n’a pas de sens. C’est comme enseigner les langues en ne faisant apprendre que la grammaire et le vocabulaire. Cela décourage beaucoup de jeunes. Il faut donner du sens à ces enseignements ».

Outil de développement massif

Ingrid Daubechies aborde encore de multiples autres sujets en lien avec sa discipline. Dont un qui lui tient particulièrement à cœur. L’utilité des maths comme outil de développement massif !

“Les mathématiciens partagent volontiers, et à l’échelle planétaire, leurs idées et leurs articles, avant même qu’ils soient publiés. Ils mettent ces articles en ligne sur un site d’archivage électronique accessible à tous. Du coup, il est possible pour des jeunes vivant dans des pays en voie de développement d’avoir accès aux travaux les plus récents. Ce qui n’était pas le cas précédemment. Un chercheur issu d’un pays en voie de développement, qui jadis faisait une thèse en mathématique, se retrouvait totalement isolé quand il rentrait dans son pays d’origine. Il ne disposait que rarement d’une bibliothèque, il perdait le contact avec les acteurs de la recherche dans son domaine, à l’échelle internationale”.

“Désormais, ce n’est plus le cas. Nous avons des exemples qui nous montrent que des jeunes situés dans des pays en voie de développement, suivis par un directeur de thèse motivé, peuvent préparer leur doctorat à domicile”.

“C’est une avancée fantastique dont on mesurera les effets dans une ou deux générations. Cela aura un impact sur la formation des ingénieurs dans ces pays, sur les scientifiques, les mathématiciens, etc. C’est donc un outil de développement formidable. Et un jour, cela aura une répercussion sur l’économie globale de ces pays. C’est formidable !”

 

(1) La première lauréate belge du Prix L’Oréal-UNESCO pour les femmes et la science était la professeure Christine Van Broeckhoven, généticienne de l’Alzheimer, (Université d’Anvers), en 2006.

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