À bas les cheminées !

23 mars 2016
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min

Aux Presses universitaires de Namur, Julien Maréchal a transposé sa thèse de doctorat sur les pollutions industrielles dans «La guerre aux cheminées». Dès son origine, la fabrication de la soude a été entourée d’un halo d’inquiétude. L’historien voit l’humain derrière les cheminées crachant leur cocktail de gaz corrosifs, en Région bruxelloise et en Wallonie, au 19e siècle.

 

«La guerre aux cheminées», par Julien Maréchal, Presses universitaires de Namur, 34 euros.
«La guerre aux cheminées», par Julien Maréchal, Presses universitaires de Namur, 34 euros.

«Longtemps oubliée par l’historiographie nationale, l’industrie chimique des débuts compte probablement parmi les industries les plus polluantes qui aient jamais existé. Affections respiratoires, paysages entiers transformés en désert, mort de bétail, jamais une industrie n’avait à ce point agressé son voisinage. D’un autre côté, cette chimie industrialisée incarnait cette modernité prométhéenne dont le 19e siècle se voulait porteur: produire par l’ingéniosité humaine ce que la nature ne fournissait qu’imparfaitement. Cette ambivalence généra des conflits aigus et complexes. Un peu partout où s’implantèrent des fabriques de soude et d’acide.»

 

Le mécontentement gronde



 

Avant l’ascension fulgurante de l’empire Solvay, le procédé du chimiste français Nicolas Leblanc donne le coup d’envoi de la fabrication d’une soude qui n’est plus extraite de plantes. Le sel marin est décomposé avec de l’acide sulfurique dans un four pour obtenir un sulfate de soude et des vapeurs d’acide chlorhydrique rejetées par les cheminées décriées. Pour être converti en carbonate, ce sulfate est mélangé à de la craie et du charbon. Le mélange est chauffé jusqu’à former une pâte fluide, refroidi puis concassé. Le produit est lessivé à l’eau pour former des cristaux de soude.

 

En Région bruxelloise, dans la Basse-Sambre, le Namurois, on fabrique du carbonate de soude ou de l’acide sulfurique destiné à l’industrie verrière. Resté pendant près de 30 ans à l’état de petits conflits locaux, le mécontentement envers les fabriques de soude s’enflamme durant l’année 1855 pour prendre une dimension nationale. Le climat est insurrectionnel. Du 15 au 20 août, la Basse-Sambre est secouée par des troubles populaires dirigés contre les usines chimiques. Les manifestants scandent «À bas les cheminées!»

 

La responsabilité des soudières est imputée dans la maladie qui décime les champs de pommes de terre. L’armée est déployée. Deux personnes meurent sous les tirs. Lors de la répression judiciaire, l’homme qui a émis publiquement l’idée d’un lien entre maladie végétale et industrie chimique est arrêté par la gendarmerie et incarcéré.

 

«Ces troubles cristallisent la lente émergence d’une hostilité large à l’égard de l’industrie chimique», relève le chercheur, membre du Pôle de l’histoire environnementale de l’Université de Namur. «Hostilité fondée sur l’agressivité des vapeurs acides relâchées par les fabriques de soude, et ses conséquences diverses. C’est une chose inédite: jamais, en Belgique, on n’avait dénoncé aussi massivement les ravages de l’industrie.»

 

L’État est frileux

 

Julien Maréchal se plonge dans une Basse-Sambre en pleine crise alimentaire pour comprendre la conjonction de circonstances et d’expériences qui ont permis à la contestation de s’étendre, d’être ponctuellement violente. Il a multiplié les recherches. Visité le régime de régulation des nuisances industrielles en vigueur depuis l’époque napoléonienne. Compulsé les archives de l’administration provinciale, des conseils communaux, de la police, de l’académie de médecine. Épluché les plaintes des riverains, les rapports des médecins, les enquêtes des ingénieurs, les réactions gouvernementales, les promesses de l’industrie, les articles parus dans la presse…

 

«Les contestations de la Basse-Sambre n’auraient probablement jamais abouti à un affrontement physique si elles ne s’étaient mêlées aux tensions socio-économiques aiguës du moment. Au-delà des savoirs et de leur confrontation, l’hostilité extrême à l’encontre des usines chimiques relève également d’un conflit plus souterrain touchant aux bouleversements charriés par l’industrialisation de la vallée. Et par l’ordre technique nouveau qui l’accompagne.»

 

«Face au développement invasif des soudières, l’action de l’État est peu perceptible. Il y a, dans le chef des autorités, cette volonté viscérale de favoriser le développement industriel, qui conduit les administrations à ne jamais se servir des pouvoirs contraignants dont elles disposent.»

 

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