Près d’un Belge sur 2 est en galère numérique

1 février 2023
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 7 min

Les deux années de crise sanitaire ont accéléré la digitalisation de la société. Cette situation inédite a créé une pression sur les besoins en équipements numériques, mais aussi la nécessité de développer rapidement des compétences numériques. Face à cette situation, tous les individus n’ont pas été égaux. En 2021, 46% des Belges âgées de 16 à 74 ans étaient en situation de vulnérabilité numérique. Et les fractures ne cessent de se creuser. C’est la conclusion d’un Baromètre de l’Inclusion numérique, une initiative de la Fondation Roi Baudouin réalisée par les équipes de recherche IACCHOS CIRTES de l’UCLouvain et IMEC-SMIT de la VUB, qui se sont basées sur les données de 2019 et 2021 de STATBEL.

© Fondation Roi Baudouin

Inégalités d’accès aux technologies numériques

Globalement, entre 2019 et 2021, de plus en plus de Belges ont eu accès à Internet. Mais des écarts persistent entre différents groupes de la population. Les principaux facteurs de vulnérabilité en termes d’accès sont le niveau de diplôme, le niveau de revenus, l’âge, mais aussi l’isolement.

« Si les ménages les plus aisés ont majoritairement une connexion internet à la maison (98%), de l’autre côté de l’échelle des revenus, un ménage pauvre sur 5 n’en dispose pas », explique Laura Faure, chercheuse au Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (UCLouvain).

Capture d’écran de la présentation de Laura Faure © Laetitia Theunis

Quid de la qualité de l’accès? «  On constate une augmentation générale de l’usage de l’ordinateur portable dans la population durant les deux dernières années : 68% des internautes possèdent désormais un ordinateur portable. Mais cette progression (+15% depuis 2019) touche avant tout les ménages qui disposent de plus hauts revenus. Chez les ménages aux revenus les plus faibles, cette hausse (+4%) est très limitée.»

Capture d’écran de la présentation de Laura Faure © Laetitia Theunis

« Aujourd’hui, une frange de la population a accès à Internet tant par un ordinateur portable et par un smartphone, et peut donc choisir le dispositif le plus adéquat en fonction de la tâche à réaliser. Mais 17% des internautes ne disposent que d’un smartphone pour se connecter à Internet. Or, le smartphone ne permet pas de réaliser des tâches complexes comme remplir un formulaire administratif en ligne ou écrire un CV », poursuit-elle.

L’utilisation d’Internet et l’accès à un ordinateur portable sont plus élevés en Flandre (respectivement 94% et 71%) et à Bruxelles (93% et 70%) qu’en Wallonie (90% et 63%).

Inégalités d’accès aux services numériques essentiels

Concernant l’utilisation des services essentiels en ligne, les chercheuses constatent, ces deux dernières années, une hausse de leur utilisation dans les 3 régions du pays. +2 % pour l’e-banque, +11 % pour l’e-santé, +14 % pour l’e-administration, +11 % pour l’e-commerce.

Capture d’écran de la présentation de Laura Faure © Laetitia Theunis

Ici encore, des écarts sont constatés dans la population, principalement selon les niveaux de diplômes et de revenus. Mais aussi selon la disponibilité des équipements. « Ce sont plutôt des utilisateurs qui ont plusieurs moyens de connexion, et des compétences numériques, qui y ont eu recours. Au contraire, les personnes dotées de peu de compétences numériques sont moins utilisatrices de ces services », explique Laura Faure.

Les services essentiels bénéficient aux utilisateurs avec un haut niveau de diplôme. « Prenons l’e administration. On constate une hausse globale de l’utilisation dans la population. Mais si 9 personnes sur 10 parmi les hautement diplômées utilisent ces services, cela concerne à peine 6 personnes sur 10 parmi celles et ceux ayant, au maximum, un diplôme du secondaire inférieur. » Une proportion similaire est observée pour l’usage de l’e-banking. L’e-santé, quant à elle, rencontre moins d’intérêt avec 37 % de personnes à bas niveau de diplôme et 67 % de personnes à haut niveau de diplôme.

© Fondation Roi Baudouin

Fragilisation des compétences

« Aux services administratifs en ligne, se sont ajoutés les visio-conférences, le journal de classe en ligne, l’identité numérique. Afin de pouvoir continuer à bénéficier des services en ligne, une mise à jour constante de ses compétences numériques est nécessaire», précise Laura Faure.

« Or, on constate une hausse du nombre de personnes disposant de faibles compétences numériques générales : elles étaient 32 % en 2019, contre 39 % en 2021. Cela est dû à deux facteurs : d’une part, les compétences numériques des citoyens évoluent lentement. D’autre part, de plus en plus de nouvelles compétences sont requises. »

« C’est notamment le cas de la compétence ayant trait à la sécurité en ligne. Environ 30 % des utilisateurs belges n’ont aucune compétence en la matière, et 28 % n’ont que des compétences de bases. Cela mène à une fragilisation numérique », ajoute Laura Faure.

La digitalisation de la société n’a pas entraîné une amélioration généralisée des compétences numériques. Et le degré de vulnérabilité n’est pas le même pour tous : même s’il augmente dans tous les groupes de la population, les personnes avec un faible niveau de diplôme ou des faibles revenus sont plus à risque d’exclusion.

Le niveau de vulnérabilité numérique est de 49% en Wallonie, soit plus qu’en Flandre (46%) et
qu’à Bruxelles (39%). Ce sont surtout les évolutions qui sont marquantes : les personnes avec des
faibles compétences numériques sont en augmentation partout, et surtout en Flandre. Le développement rapide de la numérisation dans cette région ne s’accompagne pas d’une augmentation des compétences des internautes.

Jeunes, aînés, personnes sans-emploi

Les jeunes constituent la génération la plus multiconnectée à l’heure actuelle. Mais les jeunes peu diplômés sont 10 fois plus nombreux que leurs homologues les plus qualifiés à n’utiliser qu’un smartphone pour se connecter à Internet. « Par ailleurs, un jeune âgé de 16 à 24 ans sur 3 ne possède que de faibles compétences numériques. Ce phénomène est davantage marqué chez les jeunes peu diplômés, les jeunes hommes et les jeunes sans-emploi », explique Laura Faure

Or, la démarche de recherche d’emploi est très conditionnée à l’accès à Internet et à la maîtrise de certaines compétences numériques. « Les chercheurs d’emploi dotés d’un faible niveau de diplôme sont généralement moins équipés et moins compétents en matière d’utilisation des technologies numériques que leurs homologues plus favorisés sur le plan socio-économique. »

Capture d’écran de la présentation de Laura Faure © Laetitia Theunis

Le niveau de vulnérabilité numérique des seniors demeure élevé. Les personnes âgées entre 55 et 74 ans sont globalement moins utilisatrices des services essentiels en ligne (e-banque, e-santé, e-administration, e-commerce). « Au sein de cette population, ce sont les personnes les plus âgées et les moins nanties qui sont le plus défavorisées : seule une sur deux a recours à l’e-administration, contre plus de 80 % chez ceux avec des revenus plus élevés », poursuit la chercheuse.

Capture d’écran de la présentation de Laura Faure © Laetitia Theunis

Maintenir des alternatives physiques et téléphoniques de qualité

« Dans une société hyper-digitalisée, la position des personnes en situation de vulnérabilité numérique devient encore plus précaire. La numérisation crée des obstacles qu’elles ne sont pas en mesure de surmonter seules. Pour atténuer ces fractures numériques, il est essentiel de continuer à investir dans des services accessibles à toutes et à tous, et dans le développement ou le perfectionnement de compétences numériques », mentionne Quentin Martens, coordinateur de projets à la Fondation Roi Baudouin.

« Il importe de prendre en compte les personnes exclues du monde digital, en conservant, à côté des canaux numériques, des moyens de communication hors ligne de qualité : le téléphone et les contacts face à face. L’inclusion doit être au cœur de la conception des services numériques, afin que les personnes peu à l’aise avec le numérique puissent facilement les utiliser. »

Périne Brotcorne, chercheuse au CIRTES de l’UCLouvain, invite à s’interroger : « Avec la crise climatique que l’on vit, et sachant que la justice sociale et l’écologie sont liées, faut-il rester dans ce mouvement de numérisation accélérée ? Quel type de société voulons-nous vraiment? »

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