Les traducteurs automatiques, vont-ils tuer l’enseignement des langues ?

4 juin 2021
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 5 min

Avec l’avènement des robots, de l’intelligence artificielle et des traductions automatisées, notre rapport aux langues étrangères est en train de vivre les prémisses d’un profond chamboulement. Dans leur première publication collective, les chercheurs de 52 pays, dont les 27 membres de l’UE, regroupés au sein du réseau de recherche « Language in the Human-Machine Era » (LITHME), émettent leurs visions prospectives. Et ce, afin de prévenir des impacts des technologies sur le langage et l’enseignement des langues. Et de permettre à des décisions politiques judicieuses d’être prises suffisamment en amont.

Conserver la motivation

Avant, pour demander un renseignement dans une contrée linguistiquement étrangère, il fallait connaître des rudiments de la langue locale ou maîtriser l’art de se faire comprendre par des gestes. Désormais, il suffit de parler à son téléphone portable, et une application de traduction automatique ré-exprime les mots dans l’idiome local.

« Si cette technologie de traduction est encore naissante, d’une fiabilité limitée, et confinée à une gamme de langues relativement restreinte et rentable, elle est promise à un développement massif dans les prochaines années. Elle quittera le support téléphonique pour intégrer lunettes et oreillettes intelligentes -actuellement en prototypage- qui diffuseront des informations et des images augmentées directement dans nos yeux et nos oreilles. Ces nouveaux appareils portables vont dissoudre la frontière entre technologie et conversation », mentionnent les chercheurs.

« Alors que l’usage de cette technologie de traduction simultanée deviendra passive et accessible à tous, notamment aux plus jeunes dans les écoles, il faudra changer la façon d’enseigner les langues. Et travailler, notamment, sur la motivation. En effet, si les élèves, de quelque niveau qu’ils soient, savent qu’une machine peut faire le travail, même imparfaitement, vont-ils être encore assez motivés pour apprendre les langues ? », pointe Fanny Meunier, professeure à l’Institut langage et communication de l’UCLouvain et vice-présidente du groupe de travail LITHME sur l’apprentissage et l’enseignement des langues.

Déjouer les manipulations

« A l’avenir, l’enseignement devra inclure les aspects culturels, interculturels, relationnels, lesquels sont inconnus des machines. La place de l’enseignant sera différente, mais plus importante qu’aujourd’hui. Il lui faudra, notamment, enseigner à être attentif aux manipulations. En effet, si l’on n’a plus la capacité de savoir si ce qu’on nous traduit est correct ou non, on peut devenir des moutons. Il faut donc qu’on continue à enseigner les langues, mais aussi la perception critique pour voir si la traduction est correcte. Et pour se rendre compte qu’une traduction est correcte, il faut être très bon dans la langue en question », analyse la Pre Meunier.

Les enfants du futur seront-ils polyglottes ? « Je l’espère. Dans le cadre d’une transition vers le plurilinguisme, avec l’aide des robots qui permet de ne pas devoir tout retenir, ils pourront s’appuyer sur les connaissances qu’ils auront de différentes langues pour s’aider à en comprendre une autre. »

La fréquence définit la norme

Pour une intelligence artificielle (IA), les étalons de mesure se nomment statistiques et fréquence. Plus un mot revient souvent, plus il est considéré comme la norme.

Par exemple, si l’usage erroné du couple conditionnel-imparfait (si je ferais ceci, je pouvais aller là-bas) se répandait massivement dans la population, il deviendrait, aux yeux de l’IA, la norme. Reléguant aux oubliettes, la formulation (si je faisais ceci, je pourrais aller là-bas) pourtant grammaticalement correcte.

Faut-il craindre, dans un futur proche, d’assister au naufrage de l’orthographe, de la syntaxe, de la grammaire ? « Les langues ont toujours évolué. Et ce, même bien avant l’avènement des machines. Par exemple, en anglais, l’utilisation de « shall » (I shall/You will) a fortement diminué ces 20 dernières années, de sorte que cet auxiliaire du futur à la première personne est devenu désuet. S’il ne faut pas avoir trop peur des changements langagiers futurs, il faudra toutefois veiller à ne pas se laisser imposer une langue par l’intelligence artificielle et veiller à ce que l’humain reste bien au centre », explique la Pre Meunier.

Le risque de l’appauvrissement des langues

Les développements technologiques des dernières décennies ont donné lieu à une « boucle de rétroaction » : la technologie influence désormais la production humaine de langage. Ainsi, certaines grandes entreprises écrivent des textes strictement pensés pour la traduction automatique.

« Ce processus, connu sous le nom de pré-édition, consiste à rédiger un texte selon un ensemble de règles qui gardent à l’esprit que le texte produit pourrait être facilement traduit par un moteur de traduction et nécessiter un effort de post-édition minimal, le cas échéant », expliquent les chercheurs dans le rapport. « Cela implique, par exemple de produire des phrases simples et courtes, d’éviter les idiomes et références culturelles, d’utiliser des répétitions, etc.  »

Dans la même veine, des entreprises de technologie linguistique ont récemment encouragé leurs créateurs de contenu à utiliser un langage contrôlé. Tandis que des intelligences artificielles proposent des réponses standardisées à des questions courantes et pré-écrivent de façon standardisée les premières lignes de réponse à un email.

De quoi conduire à une simplification du langage ? A une diminution du nombre de mots en usage et finalement à une restriction des nuances et des idées que l’on serait capable d’exprimer ? «Lorsqu’on apprend une langue, cela peut être bien utile qu’une IA propose de façon automatisée une série d’options de réponses – encore faut-il choisir la bonne ! – à une question. Toutefois, l’appauvrissement des langues constitue un gros risque. De même que la perte de créativité, car les robots sont très peu créatifs. Face à une normalisation qui risque d’être dangereuse, je suis convaincue que les enseignants en langues auront un rôle à jouer bien plus important à l’avenir que précédemment », conclut la Pre Meunier.

Financé par la Coopération Européenne en Science et Technologie, débuté en octobre 2020, le projet de recherche LITHME court jusqu’en 2024.

 

 

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