« Initier les étudiants aux problèmes de la taxonomie et de l’identification des animaux est important. Il faut qu’ils se rendent compte par eux-mêmes que la diversité, ce n’est pas si facile que ça. Et que c’est loin d’être une science exacte », explique Pr Mathieu Poulicek © Laetitia Theunis

Les taxonomistes, une « espèce » en voie de disparition

9 décembre 2019
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 7 min

Attablés en groupe d’une demi-dizaine, des étudiants en bac 3 en biologie (ULiège) s’adonnent à un jeu d’enquête un peu particulier. Dans chacun des cinq flacons à bouchon mauve, une coquille de mollusque trouvée en Belgique, grande de quelques centimètres à moins d’un millimètre. Elle est accompagnée d’une languette de papier révélant des informations sur le lieu où elle a été prélevée. Avec ces seuls détails et l’analyse minutieuse de la morphologie de chaque coquille sous le microscope binoculaire, il s’agit de déterminer quelles sont les cinq espèces que l’on a en face de soi.

Des clés dichotomiques de détermination, par la plupart en langue étrangère (anglais, mais aussi espagnol, allemand, et même tchèque), viennent épauler l’investigation taxonomique. En suivant leur dédale de questions, les étudiants parviennent laborieusement à un nom de genre. Puis, enfin, à celui d’espèce, en comparant leur spécimen avec ceux illustrant les livres dédiés à ce genre particulier.

Un concept purement intellectuel mais crucial à la recherche

« Initier les étudiants aux problèmes de la taxonomie et de l’identification des animaux est important. Il faut qu’ils se rendent compte par eux-mêmes que la diversité, ce n’est pas si facile que ça. Et que c’est loin d’être une science exacte », explique Mathieu Poulicek, professeur au sein du laboratoire d’écologie animale et d’écotoxicologie (ULiège).

Les animaux vecteurs de parasites sont des organismes qui ne provoquent pas eux-mêmes une maladie, mais qui dispersent l’infection en transportant les agents pathogènes d’un hôte à l’autre. Ce sont, par exemple, les tiques du genre Ixodes porteuses du complexe bactérien de la borréliose de Lyme. « Les groupes d’animaux vecteurs étant très étudiés, cela va induire des problèmes. En effet, les taxonomistes prenant en compte des critères morphologiques différents, ils ne vont pas tous avoir le même avis quant à la détermination des espèces vectrices. (C’est pour cela qu’à un nom d’espèce est accolé celui du scientifique qui l’a décrite, NDRL). C’est subjectif, il n’y a rien d’absolu», poursuit le Pr Poulicek.

Et d’enchérir « les espèces, les genres, ce sont des concepts purement intellectuels. » Ce sont des barrières et des cases artificielles permettant de distinguer les myriades de formes que prend la vie. Elles sont essentielles à la recherche scientifique.

Mathieu Poulicek explique pourquoi la valeur d’un travail scientifique est nulle si l’espèce au centre de celui-ci n’est pas identifiée à coup sûr : 

 

La génétique vient en renfort

La taxonomie est à un tournant. Alors que pendant des siècles, les scientifiques se sont basés essentiellement sur la morphologie pour distinguer les espèces, le recours à des critères génétiques s’installe peu à peu ces dernières années.

Et parfois, les résultats ne coïncident pas. «  Parmi les petits bigorneaux que l’on trouve couramment sur les plages des côtes européennes, on s’est rendu compte par la génétique qu’au sein des Littorina rudis, il n’y a pas une (comme on le pensait sur base morphologique) mais 5 ou 6 espèces. Ces espèces sont dites jumelles, indiscernables à l’œil humain. »

Autre exemple, les schistosomes (des trématodes parasitaires venant d’Asie du Sud-est) vecteurs de la bilharziose hépatique, une maladie létale. « Morphologiquement, on voit une espèce ; génétiquement, on en est à neuf! On sait désormais que certaines transmettent la maladie et d’autres pas. Elles ont peut-être des aires de distribution, des caractéristiques éco-physiologiques différentes et donc vivent peut-être à des endroits différents. » De quoi envisager de concentrer les efforts d’éradication uniquement sur les lieux où s’épanouissent les espèces vectrices.

Le besoin en taxonomistes est criant

« Voilà pourquoi on a besoin de jeunes taxonomistes, maîtrisant la génétique. C’est résolument un domaine d’avenir. On commence à en engager aux Etats-Unis et en Australie. Car il y a aujourd’hui des groupes entiers d’organismes que plus personne au niveau mondial n’est capable d’identifier. Mais ne rêvons pas, car même si on en un besoin criant de taxonomistes, il n’y aura que peu de postes », déplore Pr Poulicek.

Un nouvel espace muséal pour se familiariser avec la notion d’espèce

Un nouveau module vient de prendre place à l’Aquarium-Muséum de Liège. Son but est d’expliquer au grand public et de manière interactive les notions de vivant et d’espèce.

En partant du critère le plus large « je suis un être vivant », jusqu’au plus précis Erinaceus europaeus (hérisson d’Europe), on suit les différentes étapes et critères qui permettent de classer l’animal dans cette espèce. © Laetitia Theunis

« Au sein d’une espèce, il y a des variabilités. Elle est extrême chez l’humain et le chien : un chihuahua et un dogue allemand font partie de la même espèce. En effet, ils sont capables de se reproduire et d’engendrer une descendance viable et féconde. Le travail du scientifique est d’identifier les critères qui pourront discriminer une espèce d’une autre », explique Pierre Rigo, biologiste et animateur pédagogique dans la section biologie de l’Aquarium-Muséum.

Voici quatre olives âgées de 6 ou 7 ans. Alors qu’Oliva robini (la plus à droite) est une espèce à part entière, les trois premières en partant de la gauche font, quant à elles, partie de la même espèce Oliva nitidula. On constate la forte variabilité de teinte au sein de celle-ci. Mathieu Poulicek est spécialiste de ce genre de mollusques gastéropodes : « Chez les olividés, les couleurs dépendent de l’environnement. Sur une plage de sable blanc, Oliva oliva est claire. Sur une plage de sable noir de lave, elle est sombre. C’est une couleur adaptative. » Elles présentent néanmoins nombreux critères morphologiques identiques, ce qui les étiquette du même nom d’espèce. © Laetitia Theunis

Une table d’orientation met en perspective le vivant connu et décrit. Alors qu’avec plus d’un million d’espèces, les insectes représentent le groupe le plus important des animaux, on y découvre que, avec moins de 6000 espèces, les mammifères sont très largement minoritaires. Quant au groupe peu connu des nématodes, il compte plus de 26.000 espèces décrites. « En termes de diversité, ces vers sont bien plus représentés que les mammifères », poursuit Pierre Rigo.

Sur les plus d’un million d’espèces d’ores et déjà décrites, les mammifères comptent pour moins de 6000 espèces (c’est le petit embranchement éclairé sur l’arbre du vivant de l’Aquarium-Muséum de Liège) © Laetitia Theunis

La majorité de la vie terrestre nous est inconnue

Alors que nous vivons la 6e extinction de masse, la majorité des espèces peuplant la planète nous sont toujours inconnues. Pour Mathieu Poulicek, « la seule certitude acquise au cours des vingt dernières années est que le nombre total d’espèces vivantes est d’un, voire de deux ordres de grandeur supérieurs aux 1.200.000 à 1.900.000 espèces déjà décrites. » Soit entre 10 et 100 millions d’espèces.

L’effort des taxonomistes est inégalement réparti : l’achèvement de l’inventaire des vertébrés, des phanérogames et de quelques groupes d’invertébrés est sans doute globalement à notre portée. Mais pour les familles moins attractives, dont les individus sont de très petite taille, le travail d’identification qui reste à fournir est titanesque.

« Dans l’hypothèse d’inventorier 10 millions d’espèces, et avec les moyens humains actuels, il faudrait mille ans pour y parvenir. La situation des taxonomistes, aujourd’hui, est comparable à celle des bibliothécaires : les moyens liés aux techniques d’archivage et de description de la diversité des espèces sont inadaptés à la tâche. Tout comme le nombre de taxonomistes », conclut Pr Poulicek.

 

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