Les vapeurs d’ammoniac font suffoquer la planète

12 mai 2021
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 6 min

Entre 2008 et 2018, la teneur atmosphérique mondiale en ammoniac (NH3) a augmenté de 13%. L’Asie de l’Est est marquée par la plus forte croissance, soit 76%, sur cette période. Avec 21%, les pays européens ne sont pas en reste. Ces résultats sont issus d’une étude menée par des chercheurs du service de « Spectroscopy, Quantum Chemistry and Atmospheric Remote Sensing » (SQUARES) de l’ULB. Voilà 10 ans qu’ils sont impliqués dans la mission scientifique et satellitaire IASI (Interféromètre Atmosphérique de Sondage dans l’Infrarouge).

Celle-ci consiste en une suite de trois instruments identiques embarqués sur les plateformes Metop-A, -B et -C, lancées en orbite autour de la Terre respectivement en 2006, 2012 et 2018. Ensemble, elles observent l’atmosphère terrestre et fournissent des mesures satellitaires mondiales cohérentes. De quoi dégager des tendances à l’échelle mondiale, régionale et nationale.

La pollution ignore les frontières

L’Asie de l’Est se distingue comme la région du monde avec la plus forte flambée d’ammoniac : + 75,7 ± 6,3% entre 2008 et un taux de croissance annuel de 5,80 ± 0,61%. «  Cela est lié aux fortes augmentations observées dans le nord de la Chine et dans la région de Chengdu (Sichuan). Pour la Chine dans son ensemble, nous estimons une tendance annuelle de 6,25 ± 0,68% et une variation décennale de 83,3 ± 7,0% », explique Dr Martin Van Damme.

Si l’agriculture contribue à plus de 80% des rejets d’ammoniac, via la volatilisation des effluents d’élevage et des engrais synthétiques, des études récentes ont souligné l’importance croissante des industries. De plus, « la contribution de la combustion des énergies fossiles, en ce compris dans les véhicules automobiles, a été récemment mise en évidence lors d’épisodes de brume sévère », note le chercheur.

La pollution chinoise ne reste pas sur son territoire, mais part vers l’est. Et contribue à l’augmentation des teneurs atmosphériques en ammoniac en Corée du Sud. Alors que les données de l’OCDE et du modèle d’émissions EDGAR (Emissions Database for Global Atmospheric Research) indiquent que ses émissions territoriales n’ont augmenté que d’environ 1,5% par an, les données satellitaires révèlent, au contraire, un accroissement annuel des teneurs atmosphériques (+ 14,7 ± 4,6 %) qui classe la Corée du Sud sur la première marche des pays asiatiques les plus affectés par la pollution à l’ammoniac.

Évolution régionale de l’ammoniac dans l’atmosphère (en %) entre 2008 et 2018 mesurée à partir des données satellitaires IASI. Les régions pour lesquelles la tendance calculée n’est pas significative ont été hachurées. A noter que les tendances sur les calottes glaciaires de l’Antarctique et du Groenland sont fausses, et exacerbées par les performances généralement plus faibles de la récupération de NH3 sur des surfaces froides © Van Damme et al. – Cliquez pour agrandir

 

Évolution annuelle (molécules par cm² par an) de l’ammoniac dans l’atmosphère à partir des données satellitaires IASI (2008-2018) à l’échelle nationale. Les pays pour lesquels la tendance calculée n’est pas significative ont été hachurés. © Van Damme et al. – Cliquez pour agrandir

Santé et environnement trinquent

Dans le sud et l’ouest de l’Europe, la situation est globalement homogène. La teneur atmosphérique en NH3 en Italie, en Espagne, mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas, en France et en Allemagne croît annuellement entre 2 et 4,2%.

« Dans l’ensemble, cette région présente un accroissement décennal de 20,8 ± 4,3%. Les conditions météorologiques exceptionnellement chaudes, ensoleillées et sèches au cours de l’année 2018 ont amplifié fortement la volatilisation du NH3. Quant aux taux de dépôt, ils sont plus faibles lorsqu’il fait plus sec », explique Dr Van Damme.

Voilà plusieurs années que les 28 pays de l’Union européenne sont soumis à des directives les obligeant à diminuer les rejets de polluants atmosphériques acidifiants. Parmi ceux-ci figurent les oxydes d’azote (NOx) et de souffre (SOx). En réduisant la teneur en souffre des combustibles, en captant et lavant les fumées industrielles, en améliorant les performances de moteurs, en généralisant les pots catalytiques, notamment, les émissions SOx ont chuté de 62% et celles de NOx de 28% au cours de la période 2008-2018. « Cela a eu pour conséquence d’augmenter la durée de vie atmosphérique du NH3. »

En effet, en se combinant avec les oxydes d’azote (NOx) et de soufre (SOx), le NH3 précipite sous forme de particules fines (PM2,5). Pénétrant profondément dans l’arbre pulmonaire et se chargeant de divers polluants, celles-ci ont des effets délétères sur la santé. «  Suite à la diminution de la concentration en SOx et NOx, l’ammoniac en excès ne va pas pouvoir former ces PM2,5 et restera donc en phase gazeuse. C’est ainsi que son temps de vie dans l’atmosphère augmente jusqu’à quelques jours », explique Martin Van Damme.

Ce point est une autre explication à l’envolée des teneurs en ammoniac dans l’atmosphère chinoise, où les émissions de SOx et NOx ont chuté suite au plan Clean Air Action mené par la l’Empire du Milieu en 2013.

« Une fois émis, une grande partie du NH3 se dépose rapidement sur les écosystèmes terrestres et aquatiques, ce qui entraîne des effets acidifiants et eutrophisants néfastes », note le chercheur. En plus de dégrader la qualité des sols et des eaux de surface comme souterraines, les dépôts de grandes quantités d’azote (issu du NH3 gazeux) appauvrissent la biodiversité et affectent la vitalité des forêts ainsi que la qualité des cultures.

Des tendances négatives

Les émissions d’ammoniac ne sont pas partout à la hausse. Ainsi, les données satellitaires révèlent que la Russie a émis beaucoup moins (- 29%) d’ammoniac dans l’atmosphère entre 2008 et 2018. Serait-ce le résultat d’une politique environnementale rondement menée ? Pas vraiment. Une partie de l’explication est, notamment, à chercher du côté des gigantesques incendies autour de Moscou qui, en 2010, ont rejeté des quantités exceptionnelles d’ammoniac.

« Cet événement unique a un impact prononcé sur le taux annuel calculé pour l’ensemble de la Fédération de Russie (−4,11 ± 0,80% an). A noter toutefois que ce taux annuel demeurerait négatif (−2,33 ± 0,48%) si la période d’incendie (27 juillet-27 août 2010) n’était pas comptabilisé dans la série chronologique de 11 ans. » Les incendies n’expliquent donc pas tout.

« A l’inverse, l’Asie centrale montre une diminution significative du NH3 qui ne semble pas être due à une diminution des émissions de combustion de la biomasse. À partir des mesures de l’IASI, nous estimons une tendance annuelle d’environ -2% au Tadjikistan, au Turkménistan et au Kazakhstan. De plus amples informations sur les activités sur le terrain dans cette partie du monde sont nécessaires pour confirmer et interpréter cette évolution », conclut le chercheur.

 

 

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