La  tablette de malédiction © ULB/musée gallo-romain de Tongres

Malédiction romaine à Tongres

14 juillet 2020
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 5 min

Gaius Iulius Viator n’avait pas que des amis en Belgique. Voici 2000 ans, à Tongres, une « tablette de malédiction », sans doute fixée sur sa demeure, en atteste.

L’objet, qui a l’aspect d’une lourde feuille de plomb de 12 cm de haut sur 14 cm de large, a été découvert en 2016 lors de fouilles préventives menées dans cette cité. A l’époque, la société d’études archéologiques Aron fouille un terrain de la société de logements sociaux Woonzo, sur la Regulierenplein de Tongres, dans le cadre d’un projet de construction neuve. C’est alors que l’étrange document sort de terre.

Une tablette de défixion

« La nature magique du document ne fait aucun doute et le support – du plomb – indique qu’il s’agit de magie négative : nous sommes donc en présence d’une tablette de malédiction, une “défixion” », indiquent les scientifiques qui l’ont étudié.
Signes particuliers de cet objet datant de la fin du premier siècle après Jésus-Christ : il est très bien conservé et se présente à plat, alors que ce genre de tablette est plutôt retrouvé roulé ou plié. De tels objets, usuellement déposés dans les cimetières ou les puits, étaient utilisés pour jeter un mauvais sort à quelqu’un.

Les chercheurs de l’Université libre de Bruxelles (ULB) ont minutieusement étudié cette défixion. L’équipe scientifique était dirigée par les professeurs Alain Martin et Alain Delattre, du Centre de Recherche et d’Études philologiques, littéraires et textuelles (Philixte) de la Faculté de Lettres, Traduction et Communication. Avec leurs collègues, ils ont analysé les aspects textuels de cet objet.

Des collègues du Centre de recherches en Archéologie et Patrimoine (CreA Patrimoine) et du centre de recherches des Sociétés anciennes, médiévales et modernes (Sociamm), toujours de l’ULB, ont apporté leur interprétation historique.

Enfin, la composition isotopique du métal de la tablette a été réalisée au service de Géochimie – G-TIME, en Faculté des Sciences. Cette dernière expertise a permis de déterminer qu’il s’agissait d’une production locale. Le plomb dont est composé ce lourd “parchemin” romain a été extrait dans le massif de l’Eifel tout proche, ou même dans l’est de la Belgique.

La tablette de malédiction © ULB/ Musée gallo-romain de Tongres

Dessins, textes et signes magiques

Une quinzaine de lignes associant dessins et textes ont été incisées dans le métal. En haut, une ligne de signes magiques, inspirés de lettres de l’alphabet, se déploie sur toute la largeur. Un bandeau énumère ensuite en grec quelques mots magiques et noms divins orientaux, en particulier hébraïques.

Dans la partie centrale, divers signes et dessins sont disposés dans un demi-cercle, parmi des séquences écrites, toujours à l’aide de l’alphabet grec. Dans le bas de la tablette, une autre personne a tracé deux lignes en latin, qui désignent l’individu visé par l’objet : “Gaius Iulius Viator, qu’engendra Ingenua”.

Les perforations qui s’observent à gauche et à droite sont dues aux deux clous de fer qui fixaient l’objet sur un support. L’un d’eux est encore en place.

Une question demeure : qui était “Gaius Iulius Viator, fils d’Inguena”?

Dès le milieu du premier siècle après Jésus-Christ, Tongres est une ville en plein essor à l’échelle des agglomérations du nord de la Gaule. Un (sous-)officier ou un notable de la ville : on ne peut se représenter avec exactitude la place qu’occupait le citoyen romain nommé Gaius Iulius Viator. Il devait être en tout cas en relation avec le chef-lieu de la province, Cologne, qui était déjà à cette époque une “petite Rome” cosmopolite.

“A Cologne, se croisaient marchands et soldats originaires de tout le bassin méditerranéen, diffusant leurs idées et leurs croyances, y compris leurs pratiques magiques, comme en témoigne la tablette de malédiction de Tongres, objet exceptionnel et unique dans la documentation découverte à ce jour sur le territoire de la Belgique moderne”, précisent les chercheurs de l’ULB.

“À titre d’hypothèse, on pourrait envisager le scénario suivant : vers 70-100 après Jésus-Christ, sur la paroi d’une habitation en bois, le long d’une cour ou d’un passage – soit à un ‘niveau de circulation’ – un ennemi de Gaius Iulius Viator aurait fixé la tablette à un endroit peu visible de la maison de ce dernier (sous une corniche, par exemple). La tablette serait restée exposée un certain temps, puis elle serait tombée là où elle a été découverte en 2016”, supputent-ils.

Analyse de la tablette de malédiction © ULB/musée gallo-romain de Tongres

Magie égyptienne 

Quatre défixions sur plomb provenant d’Hadrumète et de Carthage (en Tunisie), ainsi que de l’Isthme de Corinthe (en Grèce), présentent des formules et des dispositifs pratiquement identiques à ceux de la tablette de Tongres. Le modèle commun auquel remontent ces cinq documents est à chercher dans un manuel de magie, rédigé peut-être en Égypte comme l’essentiel de la littérature de ce genre. Des copies de ce livre ont circulé jusqu’en Tunisie et en Grèce, et même jusqu’aux confins septentrionaux de l’Empire, comme nous l’apprend la tablette de Tongres.

La tablette est désormais exposée au Musée gallo-romain de la ville de Tongres.

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