L’irrésistible déclin des abeilles

15 avril 2021
par Michel Claessens
Durée de lecture : 6 min

« Nos recherches confirment que les insecticides tuent les abeilles » : tel est le résumé que donne, non sans humour, le professeur Denis Michez des recherches qu’il mène avec son équipe à l’Université de Mons. Malheureusement, sa phrase est à prendre au sens littéral : les abeilles, bourdons et autres butineurs sont aujourd’hui décimés. En cause, les pratiques agricoles actuelles (dont l’usage peu contrôlé de pesticides), divers pathogènes, une alimentation pauvre et le changement climatique, ainsi que l’interaction de tous ces facteurs entre eux. Selon une étude récente, 75 % des insectes volants ont disparu en Allemagne en moins de 30 ans et ce triste résultat serait, d’après les scientifiques, généralisable à l’ensemble du territoire européen.

Œufs d’osmie rousse (Osmia bicornis) © Poshbee

Quarante partenaires européens mobilisés

Conscientes de l’étendue du problème et des risques encourus, la Commission européenne et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ont proposé des nouvelles lignes directrices pour l’homologation des pesticides. Mais l’année passée, un comité technique du Conseil des ministres de l’Union européenne a purement et simplement décidé d’enterrer ces recommandations. Or, en Europe, plus de 80 % des espèces cultivées dépendent de la pollinisation par les insectes. L’extinction de certaines espèces pourrait déclencher une réaction en chaîne sur l’ensemble de l’écosystème.

Ces menaces sont aujourd’hui prises au sérieux, non seulement pour la biodiversité, mais également pour la production alimentaire. L’Université de Mons a pris, si j’ose écrire, le taureau par les cornes. Sous l’égide de Denis Michez, Alexandre Barraud et Victor Lefebvre, tous chercheurs au laboratoire de zoologie, participent au grand projet européen PoshBee, qui mobilise une quarantaine de partenaires et est doté d’un budget de 9 millions d’euros. Cette ambitieuse collaboration scientifique vise à développer notre connaissance des stress agissant sur les abeilles, proposer de nouveaux protocoles pour tester l’impact des pesticides et mettre au point des outils permettant d’évaluer la santé des abeilles.

Un service écosystémique

Lancé en 2018 pour cinq ans, Poshbee est aujourd’hui à mi-course et commence à produire ses résultats. L’équipe de Mons a par exemple confirmé qu’un pesticide de la famille des néonicotinoïdes réduit l’« efficacité » d’une colonie de bourdons (c’est-à-dire la masse de larves produite par gramme de pollen consommé) et que cet effet n’est pas atténué par une alimentation de meilleure qualité.

Les chercheurs ont observé aussi un effet délétère des pesticides sur la prise de nourriture (nectar). « Alors qu’une seule substance, à dose réaliste, n’a souvent ici qu’un impact relativement faible, ce n’est pas le cas lorsque les abeilles sont exposées à des mélanges de pesticides », explique Alexandre Barraud. « Grâce à des expériences en laboratoire, où des bourdons, exposés au préalable pendant une semaine à différents pesticides, étaient mis en présence d’un capillaire rempli de nectar, nous avons filmé les insectes et compté les coups de langue effectués pour absorber celui-ci dans un temps imparti. La réduction des prises était importante avec certaines combinaisons de pesticides, certains bourdons n’arrivant même pas à viser le capillaire. »

Un autre axe de recherche exploré par Poshbee est lui aussi prometteur. L’objectif est de déterminer à partir d’une prise d’hémolymphe (le « sang » des abeilles) un bilan de santé de l’insecte, et de savoir en particulier à quel(s) stress (pesticide, chaleur ou autre) celui-ci a éventuellement été exposé.

« Les abeilles jouent un rôle de premier plan dans la pollinisation des plantes à fleurs en milieu agricole », rappelle Denis Michez. « C’est un véritable « service écosystémique » que nous offre ainsi la Nature et qui n’a pas de prix. »

Maigre consolation, la science semble aujourd’hui en position de force pour faire évoluer les législations de protection des abeilles et des butineurs en général. Mais Alexandre Barraud, en bon scientifique, rappelle cette règle fondamentale : « Tout dépendra de nos résultats. Et le temps est parfois long… La toxicité des néonicotinoïdes est démontrée depuis des années. Quelques pays les ont interdits, mais certains sont encore autorisés par l’Union européenne. On a parfois l’impression que les scientifiques travaillent pour rien. » L’actualité lui donne raison : en France, le Conseil d’État vient de valider le retour temporaire des néonicotinoïdes pour les betteraves sucrières…

Micro-colonies de bourdons terrestres (Bombus terrestris) © Poshbee

Des politiques basées sur la science ?

« Les temps ont changé », ajoute Denis Michez. « Certes, de puissants lobbys existent toujours, mais, aujourd’hui, le public est très sensible à la biodiversité et à la protection de la nature. Après les premiers articles sur les effets destructeurs, il y a une trentaine d’années, un changement radical s’est produit en 2012 avec la création de l’IPBES, la « Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques ».»

Son premier rapport, consacré précisément à la biodiversité, a créé une onde de choc internationale. Depuis, plusieurs pays, dont la Belgique, ont mis en œuvre des plans d’action pour préserver les abeilles et d’autres insectes.

Expérience de prise de nourriture par un bourdon terrestre (Bombus terrestris) © Poshbee

Les promoteurs de Poshbee comptent aussi sur la dimension européenne du projet pour faire évoluer les choses. L’EFSA suit le projet de près, travaillant actuellement à la mise à jour de ses protocoles d’évaluation des risques liés aux pesticides.

Le coordinateur du projet, Mark Brown, professeur au Royal Holloway de l’Université de Londres, est prompt à souligner les bénéfices de l’approche européenne. « Bien sûr, tous les financements entraînent une charge administrative, elle-même proportionnelle à la taille et à la complexité du projet. Mais sans le programme Horizon 2020 de l’Union européenne, jamais nous n’aurions pu atteindre un consortium de recherche mobilisant autant de chercheurs et d’acteurs différents. Cela nous permet de produire des connaissances scientifiques à un niveau impossible à atteindre autrement, d’intégrer différents projets de recherche, de bénéficier des synergies qu’ils produisent entre eux, et de prendre en compte les besoins des acteurs du secteur, notamment les apiculteurs, les conservateurs d’espèces, l’industrie, etc. »

Poshbee, c’était avant le Brexit. L’avenir, Mark Brown le voit plus sombre. Si l’ex-Etat membre de l’Union aura bien accès à Horizon Europe, le nouveau programme de l’Union, ce chercheur estime que divers obstacles et difficultés vont compliquer les collaborations scientifiques avec le Royaume-Uni. En fin de compte, les scientifiques sont comme les abeilles : ils doivent butiner au-delà des frontières et sans restriction pour fertiliser les champs de la connaissance…

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