Georges Simenon éveille la curiosité dès les premiers mots

16 avril 2021
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min
«Il avait appris à écrire» par Jean-Louis Dumortier. Presses universitaires de Liège.  VP 15,90 euros
«Il avait appris à écrire» par Jean-Louis Dumortier. Presses universitaires de Liège. VP 15,90 euros

Les débuts d’un roman doivent accrocher. Du latin ‘incipire’, commencer, l’incipit désigne ces premiers mots. Jean-Louis Dumortier a proposé à 16 chercheurs belges et étrangers de commenter des incipit de Simenon. Le membre du Centre d’études Georges Simenon édite ces analyses dans la revue Traces des Presses universitaires de Liège. Sous l’intitulé «Il avait appris à écrire». Clin d’œil au «Je n’ai jamais appris à écrire ou Les Incipit» d’Aragon.

Ouvert aux chercheurs

«Chacun a interprété à sa façon ma proposition en mettant l’accent sur ce qui lui donnait, à elle, à lui, l’envie de poursuivre sa lecture», explique le professeur honoraire de l’ULiège, ancien chef du Service de didactique des langues et littératures romanes. «C’est varié et je parie sur l’attrait de cette variété. C’est varié quant à la façon de tenir la bride du sujet lisant: haut ici, là sur le cou. Varié aussi quant à la manière de tenir compte de ce qui lui est proposé. Varié encore quant à la dimension des incipit et quant à la notoriété des romans.»

«Traces est et restera ouvert aux chercheurs qui ne veulent pas marcher dans la file, très peu, indienne de l’appel à contribution», souligne le directeur de la publication qui titre «Embarqué» son étude sur la «Chambre bleue».

Une redoutable efficacité

«Personne ne s’aperçut de ce qui se passait. Personne ne se douta que c’était un drame qui se jouait dans la salle d’attente de la petite gare où six voyageurs seulement attendaient, l’air morne, dans une odeur de café, de bière et de limonade. Il était cinq heures de l’après-midi et la nuit tombait.»

Les lectrices et les lecteurs de Traces auront reconnu ces 3 phrases qui ouvrent «Le pendu de Saint-Pholien» pense Laurent Demoulin, conservateur du Fonds Georges Simenon de l’ULiège.

«Un tel incipit ne brille sans doute pas par sa poésie: il peut même sembler assez plat», juge le lauréat du prix Rossel 2017. «Cependant, il est d’une redoutable efficacité. Il permet en effet de résoudre à peu de frais les problèmes que pose à chaque écrivaine et à chaque écrivain la mise en route d’un roman. Et, en un sens, tout en étant conventionnel, il présente une paradoxale originalité au sein de la convention même.»

Cet incipit éveille la curiosité… «Le narrateur nous avertit de l’existence d’un grave événement sans rien nous en dire, sinon que personne ne l’a remarqué, à part lui, qui nous en informe. Le mystère est total: nous ne savons pas de quel type d’incident il s’agit…»

Les informations sont distillées

Benoît Denis a choisi «Novembre». «Il s’agit d’un roman qui est en quelque sorte passé inaperçu, alors même qu’il présente quelques traits remarquables, dont son incipit», relève le directeur du Centre d’études Georges Simenon.

«D’emblée, il apparaît que ce roman est écrit à la première personne. Le récit débute in medias res (une situation où le lecteur est au cœur de l’action) par une scène, classiquement naturaliste, de repas de famille. Le malaise psychologique s’établit cependant d’emblée par le parallèle qui s’effectue entre la violente tempête qui sévit à l’extérieur et le silence oppressant dans lequel le repas est pris. Attestant du climat de non-dit qui pèse sur la vie familiale. Selon son habitude d’ailleurs, Simenon distille habilement les informations concernant le casting de son roman…»

Un premier indice après 354 mots

La surprise survient au 13e paragraphe. «Lorsque l’on découvre une marque grammaticale de genre qui nous apprend que le narrateur est de sexe féminin», précise le professeur à la Faculté de philosophie et lettres de l’ULiège. «Il est impossible de dire si Simenon, en ce cas, a voulu ménager son effet. Et a cherché à retarder chez le lecteur l’identification du narrateur comme étant une narratrice. Le fait est en tout cas qu’il faudra ensuite attendre plusieurs pages pour voir apparaître une seconde indication claire en ce sens… C’est d’ailleurs cette deuxième marque du féminin qui, lors de ma découverte du roman, avait attiré mon attention. Et m’avait obligé à revenir en arrière pour corriger une première lecture trop rapide.»

Jean-Louis Dumortier a demandé à Christine Bister de ne lire que l’incipit du «Passage à la ligne». Sans être spécialiste de l’œuvre du romancier liégeois, l’enseignante à l’athénée de Namur estime que «Simenon s’y entend pour plonger le lecteur dans l’histoire, pour allumer le feu, pour susciter sa curiosité, son désir de connaître celui qu’il a fait surgir dans son esprit. Il est celui qui dit, ou plus exactement qui écrit, et je suis celle qui suit la piste de son texte. Un peu trop suspicieusement? Peut-être. Avec une grande envie de savoir, incontestablement.»

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