Hibou grand-duc © Observatoire.be

Les carrières industrielles, des havres de paix pour le grand-duc d’Europe

16 juillet 2021
par Camille Stassart
Durée de lecture : 6 min

Série (5/5) : « Le retour des animaux sauvages »

Avec ses 60 à 70 centimètres de haut et plus d’un mètre et demi d’envergure, il est le plus grand rapace nocturne du monde. Disparu à la fin du 19e siècle, le grand-duc d’Europe (Bubo bubo) se rétablit progressivement en Belgique depuis le début des années 80.

Contrairement aux autres oiseaux nocturnes de nos régions, son habitat de prédilection ne se situe ni en forêts, ni dans de vieilles bâtisses, mais aux creux des falaises. Chez nous, ce prédateur niche le plus souvent au sein des parois rocheuses  des carrières wallonnes, y compris celles en activité. Une collaboration associant l’entreprise extractive de pierre calcaire Carmeuse et l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique court ainsi depuis 30 ans, en vue de préserver cette espèce protégée et de suivre les individus réinstallés sur les sites carriers.

Observation du hibou grand-duc en Belgique © Observatoire.be

La chasse aux hiboux empaillés

Son rétablissement en Belgique, après quasi un siècle d’absence, a été possible grâces aux projets de réintroduction mis en place par plusieurs pays frontaliers, dans la seconde partie du 20e siècle.

Territorial, ce rapace a fini par recoloniser les endroits qu’il occupait alors, dont la Wallonie. « Il est probable que sans ces programmes de réintroduction, l’espèce ne serait jamais revenue chez nous. Ou, en tout cas, pas aussi rapidement » déclare Didier Vangeluwe, ornithologue à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, et responsable du Centre Belge de Baguage.

Si l’on doit le retour du grand-duc à l’humain, ce dernier est aussi responsable de son extinction : « Il a été presque exterminé de Belgique, ainsi que de nombreuses autres régions d’Europe occidentale, en raison, notamment, de la ‘chasse au grand-duc’ » explique le spécialiste. « Cette technique de chasse consistait à utiliser l’oiseau comme un leurre pour attirer à portée de fusil ses proies (les corneilles et autres choucas, les buses, les faucons…), qui ont la fâcheuse habitude d’aller houspiller les grands-ducs qui sortent en journée. Pour ce faire, le rapace était soit capturé et exploité vivant, soit tué pour être empaillé. »

Le commerce de grands-ducs empaillés, dont certains étaient même dotés de mécanismes articulés permettant de faire bouger la tête et les ailes, était à l’époque un marché florissant. Pour alimenter ce commerce, l’espèce a donc été persécutée, jusqu’à sa disparition complète.

Des oiseaux menacés trouvent refuge dans les carrières wallonnes

C’est en 1982 que son retour est confirmé en Belgique, avec une première nidification dans une carrière abandonnée de la vallée de l’Amblève, en province de Liège. « Cinq ans plus tard, sept couples s’étaient réinstallés en Wallonie, dont l’un dans la carrière en activité de Frasnes (Couvin), exploitée par l’entreprise Carmeuse », précise Didier Vangeluwe. « De là, est née l’idée de collaborer avec cette société, propriétaire de plus d’une dizaine de sites carriers en Wallonie ». L’intérêt étant de protéger les nichées et de réaliser des suivis de populations.

En 30 ans, de nombreuses nidifications de grands-ducs, mais aussi de faucons pèlerins et d’hirondelles de rivage, ont pu être observées sur plusieurs sites de l’entreprise. D’après Frédéric De Visscher, Directeur environnement et patrimoine chez Carmeuse et Vice-Président de la Fédération belge de l’industrie extractive, « presque tous nos sites sont aujourd’hui occupés par des couples de grands-ducs. »

Juvéniles © Observatoire.be

Les enseignements des balises GPS

Ces oiseaux étant territoriaux, un seul couple nidifie dans la carrière, généralement vers mi-février. La femelle couve ses œufs en moyenne 35 jours, qui éclosent aux alentours de la mi-mars. À 10 semaines, les petits sont capables de voler et de se nourrir seuls, mais demeureront avec leurs parents encore plusieurs mois. « Les balises GPS à leurs bagues nous ont appris qu’ils restent sur le territoire familial jusqu’à l’automne. On interprète cette période comme une phase de transition durant laquelle ils apprennent diverses techniques de chasses et acquièrent, nuit après nuit, de l’expérience », explique Didier Vangeluwe.

C’est donc seulement à la mi-septembre que les jeunes partent en quête de leur propre territoire. Ce qui semble également prendre du temps : « En réalisant des suivis en 2018 et 2019, on a été très surpris de constater qu’une fois qu’ils quittent leur lieu de naissance, ils peuvent mettre des mois, voire des années, avant de s’établir sur un nouveau territoire. Selon nos dernières données datant de début juin, un des grands-ducs bagués en 2019 a parcouru 2100 kilomètres. Et ce, en quittant très peu la Wallonie, et en suivant toujours le même circuit ! À ce jour, on ignore encore pourquoi ils font cela. »

Jeunes nés dans la carrière de Seilles de Carmeuse © Centre Belge de Baguage

Les grands-ducs sont plus tranquilles en zones industrielles

En ce moment, un couple et leurs quatre poussins ont élu domicile dans l’une des carrières en activité de Carmeuse, à Seilles (Andenne). « Cela peut paraître paradoxal, mais ces zones industrielles représentent des habitats optimaux au développement de l’espèce », informe l’ornithologue. Ces sites proposent, notamment, des lieux de nidification difficiles d’accès pour les prédateurs qui pourraient s’en prendre aux œufs ou aux poussins. La survie de l’animal y est donc facilitée.
« Les couples hébergés dans les carrières wallonnes participent ainsi davantage à la dynamique de la population, en comparaison à ceux installés en plaine, notamment en Flandre, qui vont nicher au sol, ou dans des vieux nids de rapaces, et ainsi mettre davantage en danger leurs petits », développe Didier Vangeluwe.

Notons aussi que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les carrières offrent une certaine quiétude à l’animal. Ces sites sont, en effet, très grands, comptant souvent plusieurs dizaines d’hectares. Il existe ainsi toujours des endroits non-exploités, où la présence humaine est quasi nulle. « Les couples nichent souvent dans des zones reculées et inaccessibles du site. Nos activités ne leur posent donc aucun souci », confirme Frédéric De Visscher. « On s’assure toutefois de ne pas les déranger en mettant en place un périmètre de protection autour du nid, préalablement identifié par les experts de l’Institut royal des Sciences naturelles », ajoute-t-il.

Cette année, le nombre de couples nichant en Belgique est estimé entre 180 et 210. Un effectif en constante progression depuis la réapparition de l’espèce. De par leur taille et leur poids (les femelles pouvant peser jusqu’à 4 kilos), les adultes ne connaissent aucun prédateur. En outre, l’espèce jouit en Wallonie d’habitats propices. Peut-être même davantage aujourd’hui qu’hier. « Les grands-ducs se reproduisaient probablement déjà dans les carrières du 19e siècle. Mais ces sites étaient alors nettement moins grands, et la présence humaine plus importante. Selon moi, il est possible que la population de grands-ducs, réapparue dans les années 80, ait été boostée par la présence de vastes carrières que l’on connaît aujourd’hui, ouvertes au cours du 20e siècle », conclut Didier Vangeluwe.

Jeunes nés dans la carrière de Seilles de Carmeuse, bagués par Didier Vangeluwe © Centre Belge de Baguage

 

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