Quand la réalité rattrape la science-fiction

16 décembre 2022
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 7 min
« La science-fiction », par Guilbert Hottois. Editions Vrin. VP 12,00 €

Une introduction historique et philosophique à la science-fiction. Voilà le sujet de l’ultime livre du professeur Gilbert Hottois, philosophe spécialiste des questions d’éthique de la technoscience et du transhumanisme (ULB). Richement documenté, intitulé « La science-fiction », il est publié aux éditions Vrin. L’ouvrage retrace l’évolution des sujets abordés dans ce genre littéraire qui aide le lecteur à penser le futur en le confrontant à tous les avenirs imaginables, ceux bonifiés par les techniques, ceux anéantis par le progrès.

Un premier roman prophétique

La première occurrence du terme « science-fiction » remonterait à 1851. Le poète et essayiste anglais William Wilson introduisit cette expression dans son ouvrage « A little earnest book upon a great old subject ». Il énonce que l’ambition de la science-fiction (sf) est d’être un moyen de susciter de l’intérêt pour la science et de se familiariser avec elle.

Hugo Gernsback, un ingénieur et inventeur né au Grand-Duché de Luxembourg en 1884 ayant immigré aux Etats-Unis, est connu pour avoir lancé, avec un succès immédiat, le magazine de science-fiction « Amazing stories », puis « Science wonder stories » en 1929.

Mais avant cet engouement du public, il écrit, en 1919, « Ralph 124C41 +. A romance of the year 2660 », ouvrage que beaucoup considèrent comme étant le premier roman de sf. « Le récit illustre deux prétentions de sa vision de la science-fiction : la vraisemblance technoscientifique et la portée anticipatrice, voire prophétique », explique l’ancien membre de l’Académie royale de Belgique et de l’Institut international de philosophie, décédé le 16 mars 2019.

« L’histoire se passe en 2660 et débute par une communication audiovisuelle entre Ralph, super-savant, et un collègue. Elle est interrompue par l’intervention d’une inconnue parlant français et appelant depuis la Suisse. Ralph enclenche alors le traducteur automatique incorporé au système de communication mondial qui lui permet de suivre la conversation », poursuit-il. « Un siècle après la publication de ce roman, cette anticipation est devenue réalité. »

Des inventeurs d’idées non reconnus

«  Gernsback voulait stimuler l’inspiration d’inventeurs potentiels à travers des fictions narratives riches en spéculations technoscientifiques. Et encourager aussi à cette fin la lecture et l’écriture de ce type de fiction. »

Le nombre d’inventions – aujourd’hui réalisées ou non – décrites dans le roman « Ralph 124C 41+. A romance of the year 2660 » est impressionnant. Parmi celles-ci : le radar. « L’inventeur officiel du radar en 1935, Watson-Watt, reconnut que Gernsback en avait eu l’idée précise avant lui-même, bien qu’il l’ignorât lors de l’invention. »

Globalement, de très nombreuses idées porteuses d’inventions viennent de la science-fiction. Mais les auteurs sont oubliés lors de leur réalisation et des bénéfices qui en découlent. Gernsback regrettait qu’un brevet ne puisse être accordé à des idées. En effet, pour bénéficier de cette protection, il fallait pouvoir fournir un modèle, un prototype ou expliquer très précisément le fonctionnement du nouveau dispositif.

Anthropocentrisme mégalomane

Le « Golden Age » s’étend de la fin des années 1920 à la fin des années 1950. Foncièrement technophile, la science-fiction de cette époque est centrée sur des inventions ou des gadgets qui suscitent l’étonnement ou l’émerveillement. Et les accompagne d’explications technoscientifiques. On parle de « hard science-fiction » : une sf dénuée de grandes invraisemblances scientifiques.

« La technique-fiction est extravertie, matérialiste, pas ou peu intéressée par les contextes et conséquences psychologiques et sociales du progrès technoscientifique. Elle est apolitique ou d’inspiration technocratique. Elle anticipe un futur déterminé sous le signe du progrès, qui conduira l’homme jusqu’à la surhumanité », analyse le philosophe du transhumanisme.

« Ses héros sont des hommes d’action et de sciences qui résolvent des problèmes, surmontent des obstacles et accomplissent de hauts faits grâce aux techniques nouvelles pour le plus grand bénéfice de l’humanité. Cela illustre un anthropocentrisme mégalomane qui projette l’homme à la conquête des étoiles. »

Focus sur les problèmes sociaux générés par les technosciences

La « New Wave », nouveau mouvement d’auteurs et d’éditeurs de sf s’installe dans les années 1960. Soit plus d’une décennie après la Deuxième Guerre mondiale, qui a vu l’usage de la bombe atomique, ses effets monstrueux à court terme, et à long terme avec la radioactivité. Cela a suscité un imaginaire catastrophiste, qu’aggrava la Guerre froide.

« Nombreux sont les auteurs de la New Wave à développer une conscience politique, ou du moins, une conscience des problèmes sociaux suscités par les progrès technoscientifiques. Pacifisme, revendications en faveur de l’égalité entre les sexes et les races, critique du capitalisme, alerte à la croissance démographique et à l’épuisement des ressources sont dans l’air du temps », mentionne le Pr Hottois.

La New Wave s’est essoufflée dès le début des années 1970. Elle a cependant contribué à élargir les horizons de la science-fiction, à la complexifier. « En contrebalançant le poids excessif des technosciences, elle a contribué à l’avènement d’une science-fiction plus adulte et plus réaliste. »

L’ère post-humaine se dessine

Dans les années 1980, nombre de prédictions, d’extrapolations et de rêves nés des technosciences sont devenus réalité dans la vie quotidienne. C’est à cette époque que l’analogique bascule vers le numérique et que naissent les TIC (Technologies de l’information et de la communication), englobant cybernétique, informatique, intelligence artificielle et sciences cognitives.

En réponse, naît le mouvement de science-fiction « Cyberpunk ». Il renoue avec la « hard tech » du Golden Age, tout en intégrant l’attention de la New Wave aux évolutions sociales, économiques et politiques. Il s’inspire des TIC et des neurotechnosciences. Il imagine l’ère post-humaine, sous la forme, soit de cyborgs, soit d’artefacts humains intelligents (robots ou intelligence artificielle).

« Le Cyberpunk décrit des futurs proches, ou un présent à peine futurisés. L’anthropotechnique est omniprésente. En effet, la technique décrite s’applique ou se branche sans médiation sur les corps et les cerveaux humains. Soit pour les manipuler, soit pour les amplifier, soit pour les interconnecter », analyse Gilbert Hottois. La science-fiction est un lieu idéal pour tester symboliquement les limites de l’humain.

« L’atmosphère de ces récits de science-fiction est généralement sombre, étouffante. Ni la nature ni l’homme traditionnel n’y ont encore leur place. C’est un monde sans morale ni idéal. Les histoires racontent des luttes de pouvoir au nom desquelles toutes les techniques sont bonnes à être utilisées. »

Pessimisme dystopique et angoisse apocalyptique

Au passage de l’an 2000, la « hard science-fiction » s’est complexifiée, tenant compte des nouvelles technologies, mais aussi des nouveaux espoirs et angoisses collectives. «  La philosophie sous-jacente à la science-fiction du tournant du millénaire est le trans/post-humanisme qui projette la transformation radicale et/ou la disparition de l’espèce humaine dans un avenir plus ou moins éloigné. »

« Poursuivant sur la lancée des années 1980, l’anthropotechnique, c’est-à-dire l’opération technique de l’homme – allant du génie génétique (clonage, eugénisme) à la transformation du corps (cyborg, prothèse), en passant par la manipulation du cerveau par les neurotechnosciences -, est devenue une source d’inspiration majeure », explique le philosophe du transhumanisme.

La convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives ) ouvre la voie au maniement de la matière à l’échelle du nanomètre. « Tout devient alors matériel, manipulable, interconnectable expérimentalement. Cette approche est renforcée par la numérisation universelle qui entreprend de tout représenter sous forme binaire. Mises ensemble, ces évolutions suggèrent que tout est techniquement possible. »

«  C’est ainsi que la numérisation intégrale de l’individu (génome, cerveau, mémoire, personnalité) occupe une place notable dans la littérature de science-fiction, associée à des rêves d’immortalité ou de résurrections virtuelles. Un autre thème privilégié est la Singularité : l’émergence soudaine d’une super intelligence artificielle consciente et autonome marginalisant ou éliminant l’espèce humaine. »

A noter que les fictions apocalyptiques et post-apocalyptiques anticipant les désastres écologiques se sont également multipliées ces dernières années. Et si, à l’instar de moult récits de science-fiction, elles avaient un pouvoir anticipateur ?

Haut depage