Le tilapia est un des poissons d'élevage auquel s'intéresse l'équipe louvaniste. © Samuel STACEY CC-BY-NC-ND 20
Le tilapia est un des poissons d'élevage auquel s'intéresse l'équipe louvaniste. © Samuel STACEY CC-BY-NC-ND 20

Comment (bien) nourrir les poissons d’élevage en Wallonie?

7 juillet 2014
par Jean Andris
Durée de lecture : 7 min

La pisciculture reste le parent pauvre de l’agriculture en Wallonie. Même si son importance a progressé ces dernières années, elle ne va pas sans poser des problèmes spécifiques, notamment en ce qui concerne l’alimentation des poissons.  A la Faculté des Bioingénieurs AGRO Louvain (Institut des Sciences de la Vie) de l’UCL, l’équipe du doyen Yvan Larondelle tente de résoudre ces difficultés.

 

Elle travaille à l’élaboration d’aliments de haute valeur nutritionnelle et de grande sécurité chimique.
Dans ce cadre, l’équipe s’intéresse aux composés bioactifs présents dans les plantes. Ces composés nutritifs pourraient être intégrés dans l’alimentation des animaux d’élevage. Et quand on dit animaux d’élevage, on pense aux bovins et autres animaux de la ferme, mais aussi aux poissons.

 

Eviter de vider les océans

 

La problématique est simple mais sérieuse. On a cru qu’en développant les élevages de poissons, on allait résoudre les problèmes de surpêche et protéger les espèces marines. En réalité, dans sa forme actuelle, la pisciculture n’a pas résolu grand chose. Les poissons de ferme sont en effet nourris essentiellement avec de la farine de … poissons. Et les “poissons à farine” sont pêchés en mer.

 

Utilisation de la farine de poisson en agriculture dans le monde (source : UF)
Utilisation de la farine de poisson en agriculture (source : UF)

 

Certes, il s’agit d’espèces non consommables par l’homme pour toutes sortes de raisons. Au début de l’aventure de la pisciculture, c’était tout simplement les poissons de ce type qui étaient pris par hasard dans les filets des pêcheurs et que l’on ne rejetait pas à la mer. On en faisait de la farine de poisson.
On en fait également de l’huile de poisson, qui est très riche en acides gras oméga-3, nécessaires au développement des organismes, y compris celui de nos enfants.

 

Chez les adultes, les acides gras oméga-3 jouent encore d’autres rôles. Ils interviennent notamment dans la prévention des maladies cardiovasculaires. Mais l’huile de poissons est relativement coûteuse. Il y a donc là un deuxième inconvénient à l’utilisation des poissons de haute mer.
La pisciculture a pris aujourd’hui pas mal d’ampleur dans le monde. Ses besoins en farine sont devenus très importants. On pêche donc intensivement le « poisson à farine », ce qui tend à déséquilibrer les systèmes écologiques marins et menace toute une série d’espèces.

 

Et pourquoi pas des végétaux ?

 

De très nombreuses espèces de poissons parmi celles que l’on élève en ferme aquatique sont omnivores et carnivores. D’où l’idée d’utiliser dans leurs aliments des huiles végétales. Mais cela non plus ne résout pas tout. Si on fournit aux poissons une alimentation riche en huiles qui ne contiennent pas d’acides gras oméga-3, ils n’en contiendront pas dans leur propre organisme. C’est la cas, par exemple, de l’espèce Pangasius, élevée au Vietnam et nourrie à l’huile de palme. Si on n’y prend garde, on aura du poisson sans ce type d’acide gras désaturé. Il faut donc nourrir les poissons avec des sources d’oméga-3, telle que l’huile de lin.

 

Certaines huiles sont riches en acides gras désaturés à 18 carbones, notamment l’acide linoléique et l’acide alpha-linolénique. Mais ceux qui sont surtout utiles sont des acides gras à plus longue chaîne (22 carbones). Or certains métabolites secondaires des plantes sont capables de stimuler l’élongation et la désaturation des acides gras. Sous l’effet de ces métabolites, on passe de l’acide alpha-linolénique à l’acide eicosapentaénoïque (EPA) puis à l’acide docosahexaénoïque (DHA).

 

Cette fonction métabolique existe également chez certains poissons, notamment la truite. Ce sont bien évidemment ces poissons-là qui se prêtent le mieux à un mode alimentaire qui leur fournirait des oméga-3 provenant d’huiles végétales et qui seraient transformés en EPA et DHA après consommation. On pourrait ainsi remplacer les farines de poisson par des farines végétales. On pourrait même, aussi, envisager des protéines d’origine microbienne.

 

Les acides aminés aussi

 

Il faut aussi veiller à fournir un profil adéquat en acides aminés. Prenons l’exemple de l’homme. Nous sommes omnivores et carnivores : la viande et les produits animaux (lait, œufs, poissons) nous apportent, en principe en quantités suffisantes, certains acides aminés dont nous avons besoin, mais qui sont moins présents dans les produits végétaux. On parle d’acides aminés essentiels.

 

Si on s’abstient de consommer ces produits pour ne recourir qu’à une alimentation végétale, il est nécessaire de combiner des aliments qui peuvent couvrir nos besoins en acides aminés essentiels. Par exemple, nous pouvons associer dans une telle alimentation des céréales, qui sont riches en lysine, et des légumineuses, qui sont riches en méthionine, cystine, thréonine et tryptophane.

 

La problématique est la même pour les poissons carnivores, mais avec une dimension supplémentaire : il faut éviter de fournir des protéines en excès par rapport aux besoins. Les protéines ingérées en excès sont, en effet, fortement dégradées par le métabolisme. Il en résulte que les rejets azotés sont ainsi fortement accrus dans le milieu d’élevage. Ce qui n’est pas bon pour le milieu en question. Et cela entraîne par ailleurs des conséquences sur la santé des poissons.

 

Le menu idéal «unique» n’existe pas

 

On a donc compris la difficulté de trouver le menu optimal et la ration adéquate qui permettent de nourrir correctement, écologiquement et économiquement les poissons que l’on élève en pisciculture. C’est d’autant plus compliqué que cet optimum n’est pas le même pour toutes les espèces. Il faut donc s’adapter à chacune des espèces que l’on souhaite élever.

 

A la Faculté des Bioingénieurs AGRO Louvain, ce type de recherches s’applique à la truite arc-en-ciel, au Tilapia, au poisson-chat d’Afrique, au saumon de l’Atlantique, à l’esturgeon, … Dans le cas de l’esturgeon, un des objectifs est aussi de pouvoir valoriser la chair de ce poisson, qui n’est consommé que par certaines populations restreintes.

 

Un coup de pouce appréciable

 

Une formule pilote a été mise au point. Elle est actuellement en cours d’évaluation avec le pôle agro-alimentaire wallon Wagralim. Les données actuelles semblent très encourageantes. Les protéines végétales apportées permettent de s’affranchir des farines de poisson. Et les huiles végétales sont choisies en fonction des éléments expliqués dans les lignes qui précèdent.

 

Un processus spécifique de préparation doit être respecté. Ces huiles s’oxydent facilement et si leur taux d’oxydation augmente, ces huiles perdent leur intérêt. Enfin, comme on l’a déjà évoqué, des composés naturels actifs d’origine végétale sont également ajoutés au mélange alimentaire pour stimuler l’allongement et la désaturation des acides gras.

 

Ces composés végétaux actifs sont des métabolites secondaires des plantes. S’ils ne sont pas essentiels à la survie de celles-ci, ils leur assurent tout de même une série de fonctions intéressantes, liées à leurs propriétés.

 

Par exemple, les dérivés phénolés contribuent aux défenses des végétaux qui en fabriquent, contre les infections ou contre les effets néfastes des rayons ultraviolets. Ils permettent aussi aux plantes de faire face dans une certaine mesure à un stress de sécheresse. Ces composés phénoliques ont aussi des effets bénéfiques sur l’organisme humain : ils sont antioxydants et anti-inflammatoires, par exemple, ou encore, ils facilitent la digestion.

 

La diversité des composés actifs d’origine végétale est immense. Certains d’entre eux sont capables, on l’a dit plus haut, de stimuler la transformation des acides gras fournis dans l’alimentation et d’en faire de l’EPA et du DHA. L’équipe louvaniste s’en sert bien entendu dans la mise au point de l’alimentation des poissons.

 

Des interactions critiques

 

Toutes les études rendues nécessaires par ce type de recherche amène aussi les spécialistes à évaluer l’influence d’autres facteurs sur les organismes des poissons. On a évoqué plus haut la conséquence néfaste que pourrait avoir sur le milieu l’excès d’apport protéique. On a dit aussi que cet excès a des répercussions sur les poissons eux-mêmes. Mais il faut encore tenir compte des interactions entre différents composés présents dans la formule alimentaire : la présence simultanée de deux d’entre eux peut, par exemple, diminuer l’efficacité de la digestion d’un des deux, voire même des deux. Bref, rien n’est simple. Mais si c’était simple, nous n’aurions pas besoin de recherche ni de chercheurs. Voilà donc un bel exemple de ce qu’ils nous apportent et de leur contribution possible à une meilleur gestion de la planète.

 

 

Un entretien avec le Pr Larondelle

 

 

Le professeur Yvan Larondelle (UCL)
Le professeur Yvan Larondelle (UCL)

Cet article résume un long entretien accordé par le Pr Yvan Larondelle (Faculté des Bioingénieurs AGRO Louvain, UCL) et Membre de l’Académie Royale de Belgique (Classe Technologie et Société), à «Daily Science».

 

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