Photo d’archive du Jungfraujoch. Le spectromètre de l’ULiège se situe juste derrière la coupole supérieure © DR

Au sommet du Jungfraujoch, l’ULiège surveille notre atmosphère depuis 70 ans

22 février 2023
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 7 min

Comme plusieurs générations de chercheurs avant lui, le physicien Emmanuel Mahieu aime… prendre le train. Et c’est ici une nécessité absolue. Pour accéder à son instrument de mesure atmosphérique planté dans les Alpes suisses, le responsable du Groupe Infrarouge de Physique Atmosphérique et Solaire (Girpas/ULiège) doit emprunter depuis Berne deux trains différents, puis un impressionnant télécabine qui grimpe de 1385 mètres à du 30 km/h et enfin un troisième train, à crémaillère celui-là, qui chemine dans un long tunnel creusé dans la montagne.

« Ce « Chemin de fer de la Jungfrau » est en lui-même exceptionnel. Il s’agit de la ligne ferroviaire la plus haute d’Europe », assure le chercheur. « Sa gare d’arrivée culmine à 3545 mètres d’altitude ».

De là, un dédale de couloirs creusés dans la montage et un ascenseur amènent le scientifique encore plus haut, à la station de recherche érigée sur le piton rocheux du Jungfraujoch. Sur le toit du bâtiment, à quasi 3600 mètres d’altitude, le spectromètre infrarouge de l’université de Liège jouxte un petit détecteur ultraviolet de l’Institut royal d’Aéronomie spatiale de Belgique (basé à Uccle).


Au-dessus du docteur Emmanuel Mahieu, le spectromètre infrarouge de l’Université de Liège est protégé par un gros cylindre métallique © Christian Du Brulle

Une trentaine de composés chimiques

« Ces deux instruments observent l’atmosphère dans deux longueurs d’ondes différentes et complémentaires », affirme le Dr Mahieu. En ce mois de février, ils sont au repos. Les nuages bas drapent la station d’un brouillard givrant. Le Soleil, cible de choix de ces deux instruments, est masqué. Ce qui n’inquiète pas vraiment le chercheur.

« Les observations liégeoises ont commencé au Jungfraujoch en 1951 grâce au Pr Marcel Migeotte », explique Emmanuel Mahieu. « Il est à l’origine de l’installation des premiers instruments d’observation belges. Et ce qui fait la valeur de nos données, c’est qu’elles constituent la série la plus longue et la plus complète en matière d’observation du Soleil dans l’infrarouge », précise-t-il.

En réalité, ce n’est pas uniquement le Soleil qui intéresse les scientifiques liégeois, mais aussi la composition de notre atmosphère. Actuellement, leur spectromètre suit la présence d’une trentaine de composés chimiques.

«  Notre instrument pointe le Soleil pour ensuite en analyser le spectre », explique le Maître de recherche du FNRS à l’ULiège. « En détaillant la décomposition de sa lumière par spectrométrie, et donc ici surtout dans le domaine de l’infrarouge, cela nous permet d’observer des raies d’absorption. Ces raies sont en quelque sorte des trous dans le spectre solaire qui apparaissent à des longueurs d’ondes très précises, quand le rayonnement de notre étoile est absorbé par certains éléments chimiques, dont des particules qui interviennent dans le réchauffement de la planète. Les raies signent leur présence, leur abondance et leur concentration dans notre atmosphère. »

Détection de la présence persistante du méthane

Comme cette surveillance est effectuée depuis plus de septante ans, les données archivées constituent un véritable livre d’histoire des variations de la chimie atmosphérique de ces dernières décennies. Avec ce qu’on peut aujourd’hui facilement interpréter comme étant généré par les activités humaines. Mais aussi avec des découvertes historiques à la clé.

« C’est grâce au travail pionnier du Pr Marcel Migeotte et à son intuition concernant la pertinence de mesurer la variation de la composition de l’atmosphère dans le temps qu’on a pu mettre en évidence au Jungfraujoch la présence de méthane dans l’atmosphère, un important gaz à effet de serre », souligne la Pre Véronique Halloin, Secrétaire générale du FNRS. « Avant sa découverte, cette présence était inconnue de la communauté scientifique. »

Diplomatie scientifique

Le FNRS est un partenaire de la première heure de la Fondation internationale qui gère la station d’observation de la Jungfraujoch (« International Foundation High Altitude Research Stations Jungfraujoch and Gornergrat » ou « HFSJG »), et dont le siège est basé à l’Université de Berne.

« En réalité, cette fondation internationale a vu le jour en 1930 », explique Véronique Halloin. « Elle était le fruit d’une collaboration scientifique remarquable entre les anciens belligérants de la Première Guerre mondiale: l’Allemagne (Kaiser-Wilhelm Gesellschaft), l’Autriche (Akademie der Wissenschaften), la France (Université de Paris), le Royaume-Uni (Royal Society), et la Suisse, représentée par la Société helvétique des sciences naturelles ainsi que par la Société du Chemin de fer de la Jungfrau). Dès 1931, le tout jeune Fonds National de la Recherche Scientifique belge (FNRS) en devient également membre. Et nous le sommes toujours aujourd’hui », précise Pre Halloin.

On peut parler là d’une des premières manifestations concrètes de ce qu’on appelle aujourd’hui la diplomatie scientifique. Et ce, 25 ans avant que le très ambitieux projet du CERN voit le jour.

Le Dr Emmanuel Mahieu, la Pre Véronique Halloin et le Pr Floris Rutjes, président d’Euchems, au Jungfraujoch © Christian Du Brulle

Un prix européen

Cette fructueuse et longue collaboration belge au Jungfraujoch vient d’être récompensée par un prix décerné par la Société européenne de chimie (EuChems). Depuis 2019, elle honore divers sites en Europe qui ont marqué l’histoire de la chimie. Un séminaire était pour l’occasion organisé à l’Université de Berne, ainsi qu’une visite de la station de recherche plantée dans les Alpes bernoises.

C’est ce qui explique la présence, voici quelques jours, à plus de 3500 mètres d’altitude, de la Pre Halloin et du Dr Mahieu: le prix en question étant spécifiquement décerné à la fondation HFSJG en guise de « reconnaissance du travail de pionnier et de l’exceptionnelle « liaison réussie » entre le groupe de recherche du Professeur Marcel Migeotte (1912-1992) avec des collaborateurs de l’Université de Liège et la Fondation internationale des stations de recherche en haute altitude Jungfraujoch et Gornergrat.

« Notre compréhension actuelle de la chimie et de la physique de l’atmosphère dans le contexte du système climatique de la Terre ne serait pas possible sans leur approche visionnaire », indique Brigitte Van Tiggelen, présidente du comité de l’EuChems qui attribue ces prix reconnaissant l’importance de sites qui ont fait l’histoire de la chimie en Europe.

Cap sur 70 nouvelles années d’observations?

De quoi encourager le FNRS à poursuivre son soutien au HFSJG? «  La question ne se pose même pas », estime la Secrétaire générale du Fonds de la recherche scientifique. « C’est un laboratoire exceptionnel pour nos chercheurs. Il n’y a pas de raison de remettre notre soutien en cause ».

Un soutien qui prend la forme d’une cotisation annuelle versée par la FNRS à la HFSJG de l’ordre de 17.500 euros, et du salaire du Dr Mahieu, qui est un chercheur FNRS.

On soulignera que les autres états membres, dont la Chine via l’université de Pékin qui vient de rallier cette Fondation internationale, assurent chacun une cotisation annuelle du même ordre, quoiqu’un peu plus modeste. L’essentiel du financement provenant essentiellement de la Suisse.

Il reste cependant un problème plus fondamental à affronter pour l’Université de Liège et le FNRS: le remplacement de l’instrument d’observation belge installé au Jungfraujoch. Le spectromètre infrarouge en service date des années 1990. Son entretien devient de plus en plus compliqué, faute de pièces de rechange encore disponibles. Il y a aussi la question de la sécurité des communications entre l’instrument, ses ordinateurs et les chercheurs à Liège.

Certes, le Dr Mahieu vient inspecter les lieux plusieurs fois pas an. Mais la plupart du temps, les observations sont télécommandées depuis le Sart-Tilman, où se situe le Groupe Infrarouge de Physique Atmosphérique et Solaire de l’université belge.

Les logiciels utilisés au « Joch » vieillissent eux aussi. Les anciens ordinateurs tournent sur des versions obsolètes de systèmes d’exploitation. Ce qui peut les rendre vulnérables en termes de cybersécurité. Un souci que le Pr Migeotte n’avait probablement pas en tête quand ses observations ont commencé.

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