A Tanger, des jeunes filles célibataires défient les normes dominantes

24 juillet 2020
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min

Au Maroc, la socio-anthropologue Mériam Cheikh a suivi, de 2008 à 2015, la trajectoire de deux groupes de jeunes filles célibataires. Certaines étaient originaires de Tanger. D’autres, installées dans la ville industrielle après avoir rompu une relation intime. Ou cherchant du travail après la fermeture d’usines dans leur région.

« Les filles qui sortent. Jeunesse, sexualité et prostitution au Maroc », par Mériam Cheikh. Éditions de l’Université de Bruxelles. VP 24 euros

La docteure en Sciences sociales et politiques de l’Université libre de Bruxelles (ULB) a habité, pendant deux fois 8 mois, avec ces jeunes filles nées à la fin des années 1980. Dans deux appartements, elle a partagé le quotidien de ces colocataires en rupture avec les normes dominantes. La spécialiste de la dissidence morale des jeunes des classes populaires marocaines publie son enquête, enrichie de témoignages, aux Éditions de l’Université de Bruxelles, dans «Les filles qui sortent». Sans jugement moral. Avec empathie.

Au royaume de Mohammed VI, l’expression «les filles qui sortent» désigne les jeunes filles qui fréquentent des bars de nuit, des discothèques. Pour gagner leur vie en se livrant à la prostitution. Le «sortir» renvoie aussi aux distances prises, par une partie de la jeunesse féminine des classes populaires, avec les normes, la moralité, la respectabilité.

La colocation, une étape cruciale

«L’expérience résidentielle loin de sa famille est une étape cruciale qui intervient plus ou moins tôt dans la vie des filles», souligne la bénéficiaire du soutien européen pour les chercheurs Marie Skłodowska-Curie au « Department of Islamic and Middle Eastern Studies » de l’Université d’Edimbourg, en Écosse. «Elle est un laboratoire des transformations de l’ordre intime, de l’ordre familial et de l’émergence de filles célibataires.»

«De nombreuses jeunes femmes, qui sont venues s’installer dans ces deux appartements, étaient ouvrières ou travaillaient dans les services: coiffure et esthétique, vente. Parmi elles, certaines couplaient leur travail au sortir. Et d’autres se sont initiées au sortir dans le cadre de leur expérience résidentielle auprès de jeunes femmes qui sortent.»

Le mariage comme seule issue

L’instabilité des rentrées d’argent conduit à des ruptures de location. À des changements, à des expulsions. Elle pousse à retourner de temps en temps dans la famille. «Cette alternance travaille nécessairement les rapports au sein des familles», note la chercheuse. «Elle reconfigure les places ainsi que les destins dans des fratries aux trajectoires de vie inégales.»

Creusets de l’ordre patriarcal, les familles sont des sources potentielles, souvent réelles, de réprobation du style de vie immoral des filles célibataires. Elles les encouragent à rentrer dans le rang pour ne pas subir les conséquences de la réputation des filles qui sortent. À se marier. Les perspectives d’intégration par le travail étant peu attrayantes, c’est le mariage qui demeure l’horizon le plus structurant, dans l‘imaginaire et les tactiques déployées par les jeunes filles pour améliorer leur position sociale.

Cette union est une denrée rare dans un contexte de recul de l’âge du mariage dans la vie des filles. «La contraction du marché matrimonial engendre une compétition entre familles ainsi qu’une détérioration de la place des jeunes filles au niveau intrafamilial», relève Mériam Cheikh. «En effet, c’est davantage sur elles que sur les garçons que pèsent les conséquences sociales d’une incapacité à se marier.»

Accéder à une vie honorable

«À mesure que la perspective matrimoniale s’éloigne, filles et mères font face à l’incapacité de s’accomplir», poursuit la chercheuse. «À renforcer leur position sociale en se conformant aux rôles traditionnels. Cette impuissance se manifeste dans le rapport ambigu des mères à leurs filles. Fait de hurlements et d’insultes ou de pleurs et de crises de panique.» La colocation constitue alors un dérivatif à la détérioration de l’ambiance familiale.

La mauvaise réputation des filles qui sortent a peu d’importance dans leur devenir. La capacité de se marier dépend des ressources qu’elles mobilisent. Pour réussir leur intégration sociale et concrétiser leur projet de relation conjugale stable, les filles célibataires font la distinction entre les hommes qui peuvent les aider à réaliser leurs ambitions. Et les autres.

La respectabilité est au centre des préoccupations de l’ensemble des filles de l’enquête menée par Mériam Cheikh. «Elle ne se mesure pas à l’aune de la virginité, de la pudeur ou du respect des normes musulmanes», conclut la chargée d’étude à l’infrastructure européenne de recherche Operas. «Elle est d’abord, et avant tout, l’effet de l’accès à une vie honorable pour soi. Et aux yeux des autres.»

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