Les quartiers populaires, de plus en plus convoités

29 juillet 2021
par Camille Stassart
Durée de lecture : 5 min
« Contre la gentrification », par Mathieu Van Criekingen. Editions La Dispute. VP 18 euros

Quand les anciens quartiers populaires font l’objet de projets urbanistiques, l’initiative est souvent saluée. L’intention serait de « revaloriser et redynamiser » cette portion de la ville. Voire d’accorder un « nouveau souffle » à des zones urbaines jugées à l’agonie. Pour Mathieu Van Criekingen, enseignant en géographie et études urbaines et chercheur à l’ULB, la réalité est toutefois plus nuancée.

Certains de ces projets ne profitent pas aux habitants des dits quartiers, et peuvent même conduire à leur éviction. On parle alors de processus de gentrification, qu’il définit comme : « toute forme de réaménagement de quartiers populaires à l’avantage de populations socialement favorisées. »

Dans « Contre la gentrification. Convoitises et résistances dans les quartiers populaires », aux éditions La Dispute, Mathieu Van Criekingen expose les rapports de domination à la base des processus de gentrification des quartiers populaires, tout en mettant en perspective les moyens pour lutter contre le phénomène.

La violence sociale de la gentrification

L’auteur part du constat que les quartiers populaires des grandes villes sont de plus en plus prisés par les porteurs de projets immobiliers, commerciaux et culturels. « Dans quantité de discours de politiques urbaines ou de plans d’aménagement, ceux-ci sont désormais très régulièrement dépeints comme des « territoires de projets » ou comme des « sites stratégiques » de toute première importance pour le développement et le rayonnement de la ville », indique Mathieu Van Criekingen dans son ouvrage. Mais quels bienfaits ont ces interventions ? Et pour qui ?

Ce « renouveau urbain » s’accompagne souvent de nouvelles pressions sur les populations qui y vivent : augmentation des loyers, expropriation, non-renouvellement de permis d’exploitation, privatisation d’équipements ou d’infrastructures…. Selon l’auteur, ces pressions témoignent des convoitises de la part de propriétaires de capitaux, ainsi que des pouvoirs publics. Or, convoiter un espace entend de se l’approprier au détriment du groupe et des activités qui y sont établis.

« En ce sens, la gentrification est d’abord une violence sociale qui passe par un réaménagement de classe de l’espace », déclare le chercheur de l’unité Géographie Appliquée et Géomatique et au Laboratoire interdisciplinaire en études urbaines de l’ULB. « C’est un terme qui se veut donc critique à l’égard de ces transformations, nécessairement à l’avantage de certains groupes sociaux, et au désavantage d’autres groupes. »

La transformation d’un phénomène

Le terme découle du mot anglais « gentry » (en référence aux classes supérieures anglaises). Inventé dans les années 60 par la sociologue Ruth Glass, il visait à nommer des processus de transformation observés alors dans certains quartiers ouvriers de Londres engendrés par l’installation de ménages plutôt aisés. Leur arrivée provoquant le départ des classes populaires qui y habitaient ou y tenaient un commerce.

Un phénomène qui a eu tendance à s’amplifier au fil des décennies : « Quand le terme a été construit, la gentrification était un processus encore rare et était, à l’époque, principalement le résultat d’initiatives individuelles : des ménages faisaient le choix d’acheter et de rénover des maisons dans ces quartiers populaires londoniens, en vue de s’y installer. Aujourd’hui, en revanche, les processus de gentrification sont davantage ancrés dans des logiques immobilières et des politiques publiques de type entrepreneurial. On trouve ainsi derrière ces projets urbanistiques des promoteurs à l’assise financière très solide, et des pouvoirs publics qui accompagnent ces mouvements immobiliers », développe Mathieu Van Criekingen.

Et d’ajouter : « Ce qui est mis en place de nos jours à Bruxelles au nom de la revitalisation des quartiers populaires amène des conditions très favorables aux dynamiques de gentrification, même si ce n’est pas dans l’intention explicite des porteurs de projets.»

Des inégalités aggravées

Ces projets entraînent non seulement des départs, mais empêchent aussi l’arrivée de ménages qui ne possèdent pas de patrimoine ou de revenus importants (migrants, étudiants, intérimaires…). «On constate que ces populations se rendent alors dans d’autres espaces populaires, souvent très proches, au nord ou à l’ouest de Bruxelles. Et parfois plus lointain, vers le Hainaut, où le prix de l’immobilier est bien inférieur à celui de Bruxelles », précise Mathieu Van Criekingen.

Quant à ceux qui n’ont pas les moyens de déménager, ils voient leurs conditions de vie se dégrader : « D’un logement de deux chambres, ils passent à une, ou bien à un studio en mauvais état. Ce qui a pour effet d’accroître les inégalités entre ménages au sein d’un même quartier, et même à l’échelle d’une même rue. »

Pour autant, il reste possible d’éviter ce phénomène. « Toute une série de choses peuvent faire obstacle à la gentrification, et pas nécessairement au travers de luttes explicitement politisées. » Des continuités de pratiques et d’activités de la part des habitants, comme la tenue des marchés, ou encore la présence de logements sociaux, d’associations, ou d’un hôpital public, vont, par exemple, permettre de reproduire ou de renforcer les marquages populaires d’un quartier.

Faire rempart à la gentrification

Côté politique, « un des moyens pour freiner la gentrification serait d’instaurer des mécanismes de contrôle des loyers. En Belgique, la fixation des loyers est particulièrement libérale. La loi ne prévoit, à ce jour, aucune réglementation contraignante à ce sujet lors de l’établissement d’un nouveau contrat de bail. Elle se joue ainsi sur le rapport de force entre bailleurs et candidats locataires, en sachant que le propriétaire peut librement déterminer ce prix. Et à Bruxelles, l’écart entre le niveau des loyers et le pouvoir d’achat sur le marché locatif de la majorité des habitants ne fait que se creuser. »

Une autre solution consiste, enfin, à sortir de la logique de « transformation ou rien », en misant sur la rénovation de bâtiments et le refinancement d’équipements socio-culturels déjà présents. « Partons des besoins tels qu’ils sont, plutôt que de tenter de répondre à des objectifs d’attractivité. Développons une vision plus matérialiste qu’idéaliste, en améliorant ces quartiers à partir de l’existant, dans un souci d’améliorer les conditions d’existence des populations déjà là », conclut le chercheur.

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