L’Europe de Sapiens: un laboratoire enflammé

16 mai 2018
par Raphaël Duboisdenghien
Temps de lecture : 4 minutes

Il en faut de l’audace, de l’imagination, pour vivre debout, se déplacer dans des paysages inconnus, maîtriser le feu, changer d’alimentation, façonner des outils en taillant des cailloux. Pour fabriquer un abri avec des ossements de mammouths, tisser des relations sociales, émouvoir par des créations artistiques.

"L'Audace de Sapiens", par le Pr Marcel Otte, Ed Odile Jacob.
“L’Audace de Sapiens”, par le Pr Marcel Otte, Ed Odile Jacob.

L’audace constitue la trace permanente de l’évolution humaine. Marcel Otte, professeur émérite de préhistoire à l’Université de Liège (ULiège) la met en évidence en titrant son dernier livre «L’audace de Sapiens», aux éditions Odile Jacob.

Une fulgurante adaptation au milieu

«Nous sommes en Europe devant une sorte de laboratoire enflammé dans lequel toutes les expériences sont tentées et qui aboutissent à ce que nous sommes aujourd’hui», note l’expert en échanges culturels durant la préhistoire ancienne, le paléolithique. «Une fulgurante adaptation à des milieux ingrats portée par une audace inédite a fait naître des civilisations prestigieuses et spécialisées, qui ont produit des créations absolues, telles Lascaux ou Chauvet.»

«L’homme moderne s’est finalement autofécondé dans cette extrémité de continent. En dépassant ces contraintes par des innovations perpétuelles. Les contraintes de la pensée sont si puissantes, si complexes, qu’elles propulsent l’humanité autant vers la conquête du feu que vers la Lune.»

L’augmentation de la capacité crânienne a été souvent considérée comme le reflet de la faculté d’acquérir des connaissances… «Il ne s’agit que d’un contenant osseux, en progrès relativement à la station érigée et à la bipédie.»

En Europe, les aptitudes cognitives des hommes anatomiquement modernes sont équivalentes à celles des populations actuelles. La faculté d’abstraction s’est accrue avec la densité des liens sociaux, l’usage d’objets, la nécessité de prévisions sociales et saisonnières. Substituer une chose concrète à une abstraite est la clé de son fonctionnement. Utiliser des images, des sons. L’appareil phonatoire est très développé chez les primates supérieurs. Exactement de la même manière chez les Néandertaliens que chez nous.

La recherche en préhistoire est menacée

Marcel Otte dénonce des dangers qui menacent la recherche en préhistoire. La première déficience est due au penchant de penser, de dire, d’écrire «Ils étaient déjà intelligents», sous-entendant qu’ils ne l’étaient pas tout à fait.

«Cette tendance délétère fut à la source d’attitudes réactionnaires les plus sordides, rejetant l’autre dans le vague mépris du Néandertalien. Ou en évoquant des peuples préhistoriques dès qu’il s’agit de populations sauvages. Rien n’y fait, on ne lutte pas contre les idées reçues. Et c’est dans cette fermeture que les guerres éclatent, chacun porteur de sa propre foi.»

L’aspect pyramidal de la connaissance constitue une autre menace… «Les titres, les institutions passent pour des garanties de vérité et bloquent la controverse, la réflexion, l’échange. À mes yeux, l’aventure scientifique authentique perd toute sa saveur dès qu’elle ne peut pas être résumée, rendue intelligible pour tous, partagée et contestée. L’inverse serait de tomber dans le dogmatisme sur le modèle de la Terreur, de l’Inquisition, du totalitarisme, dont les ressorts nous guettent perpétuellement.»

L’histoire remplace la biologie

L’ancien président du Groupe de contact préhistoire du Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS pointe aussi le danger d’attendre les résultats de la recherche biologique pour répondre à des interrogations sur les valeurs humaines, les arts, les croyances, les traditions.

«Souvent abusés par la biologie moléculaire d’accès redoutable, les préhistoriens reculent, bien qu’ils disposent de mille fois plus d’arguments par les données comportementales. D’ailleurs, la sérénité des biologistes occupés aux populations vivantes s’oppose à la désinvolture de ceux prétendant comprendre le passé de notre espèce par les traces d’ADN.»

«Créé par sa culture, l’homme moderne n’est plus rien sans elle», affirme le Pr Otte. «Très peu de traces subsistent de ses composantes organiques originelles. Désormais, nous sommes essentiellement faits par notre milieu social, en dehors duquel nous disparaissons. À partir de l’homme moderne, l’histoire se substitue à la biologie. Notre pensée seule détermine notre destin.»

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