Barrière Mathieu, au beau milieu du massif forestier de Saint-Hubert. En cette saison, la forêt se pare des couleurs annonçant son grand sommeil hivernal. Soudain, un défilé de 4×4. Des chasseurs. Parmi eux, des agents du Département Nature et Forêt (DNF) de la Région wallonne et des chercheurs du Laboratoire d’Etude de la Faune Sauvage et Cynégétique (LFSC).
«Les chasseurs jouent un rôle central dans le maintien de l’équilibre du milieu forestier», indique Alain Licoppe, ingénieur forestier spécialiste du grand gibier responsable du Laboratoire d’Etude de la Faune Sauvage et Cynégétique. «Ils sont des observateurs de première ligne et recueillent de nombreuses informations qui seront exploitées au sein de nos recherches.»
Rattaché au Département d’étude du milieu naturel (DEMNA) de la Région wallonne, le Laboratoire d’Etude de la Faune Sauvage et Cynégétique est un des principaux centres d’expertise belge en matière de recherche sur le grand gibier. Depuis 1982, cette équipe est chargée d’assurer le suivi scientifique des domaines royaux des Chasses de la Couronne.
Laboratoires grandeur nature
La Barrière Saint-Mathieu est une des portes d’entrées de Saint-Michel-Freyr, l’un des deux territoires des Chasses de la couronne. Autrefois, le Roi jouissait d’un droit exclusif de chasse sur ces terres. Mais en 1982, le Roi Baudouin y renonce au profit notamment de la recherche scientifique et de la diffusion des connaissances sur l’environnement forestier. Ainsi naissaient les deux principaux sites expérimentaux du LFSC: Saint-Michel-Freyr (4100 ha) et l’Hertogenwald occidental (6350 ha), dans les Hautes-Fagnes.
Le travail de l’équipe est loin de se limiter à la coordination des activités scientifiques et pédagogiques des Chasses de la couronne. « Le LFSC offre une expertise scientifique aux différents gestionnaires des milieux forestiers », explique Alain Licoppe. « En Région wallonne, nous participons au suivi des populations de grands gibiers et à l’élaboration des plans de tir pour le cerf. Nous collaborons aussi régulièrement avec l’Instituut voor Natuur en Bosonderzoek (INBO) et Bruxelles environnement pour, par exemple, mettre en oeuvre des bio-indicateurs pour le suivi du chevreuil ou analyser la dispersion des populations de sangliers. »
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Former les chasseurs de demain
Au sein des Chasses de la couronne, la mission pédagogique du LFSC se matérialise notamment par la co-organisation, avec le DNF, de journées de chasse réservées aux meilleurs lauréats de l’examen de chasse en Flandre et en Wallonie. « Ceci nous permet de promouvoir des techniques de chasse respectueuses, telle que la poussée-affût. Cette approche limite considérablement le risque de blessures et d’accidents et est directement inspirée de procédés utilisés dans les Cantons de l’Est », précise Alain Licoppe.
Contrairement à la battue à cors et à cris, la poussée-affût consiste à rabattre les animaux calmement. Le gibier n’est pas démesurément effrayé, il est poussé de l’extérieur vers des postes de tir situés à l’intérieur d’une zone, les chasseurs ne tirent le gibier que quand il est à l’arrêt et la distance de tir est réduite à 70m.
La poussée-affût est promue au sein des Chasses de la Couronne depuis 1998. Depuis, la technique commence à faire des émules. Elle est par exemple utilisée dans des zones sensibles, comme les réserves naturelles et les forêts péri-urbaines. « En 2014, nous avons commencé à combiner les journées de chasses réservées aux jeunes chasseurs avec des formations axées autour des différents thèmes de recherche du LFSC », ajoute Alain Licoppe. « Tout l’objectif étant de permettre aux participants de mieux comprendre la gestion de l’environnement forestier et de diffuser ces connaissances au sein de leur propre groupe de chasse. »
Mieux recenser pour mieux gérer
En Région wallonne, le cerf est l’unique espèce qui fait l’objet d’un plan de tir, autrement dit, de quotas de chasse imposés. Qui dit plan de tir, dit recensement. Recensements traditionnellement effectués par le biais d’une combinaison d’observations de terrain et de mesures effectuées sur les animaux tués à la chasse. Depuis les années 2000, la population de grand gibier ne cesse d’augmenter. Une situation qui met en évidence la sous-évaluation systématique des méthodes de comptage.
Pour corriger ce biais, de nouvelles méthodes de recensement doivent être mises sur pied. Un domaine qui concentre toute l’énergie de Céline Malengreaux, ingénieur agronome attachée du LFSC spécialisée dans les Indicateurs de Changement Ecologique (ICE). « Plutôt que de se focaliser sur le décompte d’une population une année donnée, les ICE s’intéressent aux interactions de la population avec son environnement. La méthode part du principe qu’à un certain niveau de densité, les ressources pour un individu donné diminuent, ce qui est susceptible d’entraîner des modifications biologiques sur sa survie, sa capacité de reproduction ou ses performances physiques. Nous dégageons ainsi des tendances qui reflètent l’évolution de la population au cours du temps. »
Trois types d’indicateurs doivent être combinés pour établir un suivi par ICE.
- Les comptages, qui doivent refléter l’abondance des individus.
- La performance physique des individus (prélèvements et mesures effectuées sur les animaux chassés).
- L’impact des animaux sur l’environnement (mesures effectuées sur la végétation).
Cette méthode développée en France a déjà été mise en œuvre en Belgique pour le chevreuil. « Pour le cerf, les indicateurs d’impact sur l’habitat sont encore en cours de validation », explique Céline Malengreaux. « Des indicateurs tels que le taux d’écorcement et la hauteur de la myrtille sont déjà utilisés pour l’élaboration des plans de tirs mais leur interprétation doit se faire à la lumière des conditions climatiques du moment. »
Le « cerf patriarche » n’est qu’un mythe
Loin de se limiter au développement d’outils de mesure, les travaux du LFSC s’attèlent aussi à mieux comprendre la dynamique propre à chaque espèce. Depuis 2005, Sabine Bertouille, biologiste attachée du LFSC, procède à des prélèvements d’ADN effectués sur les cerfs et les biches tirées à la chasse. Objectif? Déterminer le nombre et l’âge des cerfs mâles qui participent à la reproduction. L’hypothèse que la reproduction est l’apanage de quelques vieux mâles est largement privilégiée, tant dans l’imaginaire collectif que dans la littérature scientifique. Or, la réalité serait nettement plus nuancée.
« Notre étude s’est concentrée sur trois territoires relativement cloisonnés: l’Unité de Gestion Cynégétique de Saint-Hubert et les Conseils Cynégétiques de Bois Saint-Jean et de Salm-Amblève-Lienne », explique Sabine Bertouille. « En collaboration avec l’Institut des Sciences de la vie de l’UCL ainsi que le DNF, les gardes chasse et les ramasseurs de mues, nous avons effectué un génotypage des cerfs à partir des mues ramassées en forêt. Durant la saison de chasse, nous avons en parallèle systématiquement prélevé les embryons des biches en vue d’effectuer un test de paternité. »
Résultat ? Sur l’Unité de Gestion cynégétique de Saint-Hubert, 85% des embryons prélevés ont un père différent. La majorité des pères ont entre 6 et 10 ans, une fourchette d’âge beaucoup plus basse que ce à quoi on s’attendait. Certains pères sont même très jeunes, de 4 voire même 3 ans. Ce qui n’empêche des cerfs plus âgés, dont un individu de 15 ans, de se reproduire aussi. Les résultats concernant les deux autres conseils cynégétiques sont en cours de finalisation. Cette recherche, effectuée sur une période de presque 10 ans, sera très bientôt synthétisée dans un article.