Vote des extrêmes, montée des populismes, du sentiment eurosceptique et cette question récurrente… Que fait donc l’Europe, pour nous, citoyens ? Ne faudrait-il pas des actes concrets pour rendre le sentiment européen tangible ? François Denuit, doctorant en sciences politiques au Centre d’Etude de la vie Politique (Cevipol – ULB), creuse, façonne et interroge l’une des pistes les plus en vogue : le revenu universel. Interview.
François Denuit, pourquoi étudier le revenu universel au niveau européen ?
Au sein de l’Union européenne, les modèles sociaux nationaux font face à une série de défis qui, malgré leurs divergences profondes, leur sont communs : vieillissement de la population, automatisation et précarisation de l’emploi, globalisation économique et financière, inégalités socio-économiques croissantes…
De plus, les dynamiques inhérentes au processus d’intégration européenne ont créé une asymétrie profonde entre « l’économique » et « le social » de telle sorte que les exigences en matière de compétitivité et de rigueur budgétaire font pression sur les modèles de redistribution nationaux. Et sans maitrise de leur politique monétaire, la dépense publique constitue l’une des « variables d’ajustement » pour les Etats membres dans la zone euro.
Enfin, l’Europe fait face à une crise de légitimité, notamment parce qu’elle est perçue comme responsable du nivellement par le bas des systèmes de solidarité. C’est en partie face à ce constat que la Commission Juncker s’est décidée à faire un certain nombre de propositions en faveur d’un « socle de droits sociaux ».
Nous avons donc d’une part la proposition de revenu universel qui est débattue presque exclusivement dans le cadre national comme instrument de réforme des modèles de sécurité sociale (citons les propositions de Benoit Hamon en France et Ecolo en Belgique par exemple) et d’autre part un certain nombre de propositions examinant la possibilité pour l’UE de jouer un rôle plus important en matière de protection sociale. Mon projet doctoral cherche donc à faire le lien entre ces deux thématiques et à analyser dans quelle mesure l’idée d’un revenu de base européen (RBE) peut répondre à ces différents défis.
Quel serait le but d’un revenu universel européen ?
Il s’agit d’offrir un soutien systémique aux Etats membres afin de faire face à ces enjeux en établissant un socle pour tous, en complément des modèles de solidarité nationaux. L’UE changerait ainsi d’approche dans sa lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, aujourd’hui largement inefficace. D’un point de vue philosophique, le RBE représenterait un moyen de redistribuer les richesses produites par l’intégration au sein du marché unique, aujourd’hui inégalement réparties entre les citoyens.
Il constituerait également un instrument de stabilisation macro-économique au sein de la zone euro, et jouerait un rôle de stabilisateur démographique en réduisant les incitants financiers qui poussent certains à l’émigration, ou au contraire un rôle d’accompagnement pour ceux qui désirent s’établir ailleurs dans l’Union. Enfin, il permettrait de répondre au déficit de légitimité de l’UE en produisant des résultats concrets et en lui donnant une image plus protectrice. Même établi à un montant modeste, le RBE pourrait ainsi constituer une matérialisation effective de la citoyenneté européenne et organiserait une « Europe sociale » à plusieurs niveaux.
Le Revenu de Base Européen est-il le seul moyen ?
Non, différentes solutions originales ont été proposées. Citons par exemple les propositions en matière d’« investissement social » axées sur l’éducation et la formation (celle des jeunes en particulier car, si le chômage des jeunes diminue, il s’établit à 19% dans l’UE en 2016, NDlR), l’idée d’une directive européenne pour l’établissement d’un revenu minimum suffisant dans chaque Etat ou celle d’une allocation familiale européenne (appelée aussi « revenu de base enfants » par certains). Je pense aussi au projet d’assurance chômage européenne envisagé comme mécanisme de soutien aux Etats membres en période de crise.
Même si d’autres propositions plus ciblées peuvent être dans certains cas plus efficaces, l’avantage du revenu universel réside dans sa capacité à répondre de manière permanente et simultanée à un nombre plus large d’enjeux. De plus, grâce à son inconditionnalité, il dépasse la seule perspective de « remise à l’emploi », évite les problèmes de non-recours ou encore les difficultés liées à l’harmonisation entre différents modèles sociaux. Enfin, aucune des idées mentionnées n’est opposée au RBE et peut, au contraire, lui être tout à fait complémentaire.
Quel serait le montant du revenu de base européen ?
Tout dépend de l’échelon auquel l’idée est mise en place (UE, zone euro, cercle restreint de pays désireux d’accentuer leur intégration), des bénéficiaires envisagés (tous les résidents, seulement les adultes, ou une certaine catégorie d’âge) et des ressources mobilisées.
Ensuite, doit-on envisager un montant fixe avec une portée symbolique forte (un Européen égal un Européen quelle que soit sa nationalité) et impliquant une redistribution importante – au risque de produire des effets économiques distortionnaires -, ou est-il préférable de le faire varier en fonction du pouvoir d’achat dans chaque Etat membre ?
Concrètement, on peut imaginer par exemple un montant de 200 euros en moyenne pour tous les adultes résidents au sein de l’UE (en commençant éventuellement par la zone euro) modulé selon le niveau de vie et financé par la TVA, harmonisée au niveau européen. Ceci correspond à la proposition d’« eurodividende » du philosophe Philippe Van Parijs.
Existe-t-il d’autres sources de financement ?
La question du financement peut être envisagée selon trois grands axes : la redistribution des fonds existants, une augmentation des contributions au budget européen, ou la création de nouvelles ressources. A titre d’illustration, une réaffectation du Fonds social européen (FSE) ou de la politique agricole commune permettrait de distribuer 16€ ou 10€ par mois et par personne respectivement. Certaines projections permettent de calculer qu’une taxe Tobin et une taxe carbone financeraient un RBE de 10€ et 17€ par mois. Ces montants sont donc assez peu prometteurs. Par contre, un impôt sur les sociétés harmonisé au niveau européen permettrait selon certains calculs de distribuer environ 100 euros par mois et par personne. De plus, il réduirait à sa source le problème du dumping fiscal et de la course au moins-disant fiscal qui en découle.
Combiné à la TVA, on pourrait ainsi imaginer un revenu universel de 300 euros en moyenne, ce qui devient beaucoup plus intéressant. Il reste alors à voir comment les Etats membres réorganiseraient leur système de transferts et à s’assurer que ce montant ne constitue pas un prétexte pour simplement supprimer certaines aides du même montant. La combinaison d’un RBE avec une obligation pour les Etats de garantir un revenu minimum décent prendrait ici tout son sens.
Ce système est-il facilement applicable ?
Il faut distinguer la question juridique de la faisabilité politique. Bien que, d’un point de vue purement juridique, l’UE ne peut jouer qu’un rôle de soutien aux actions nationales, la gouvernance européenne a en réalité un impact important sur les politiques nationales dans le domaine social. Il s’agirait donc de sortir d’une certaine hypocrisie. En outre, s’il est vrai que les Traités ne permettent pas d’obliger les Etats membres à établir des seuils minimaux au sein de leurs politiques de protection sociale, le RBE ne constitue pas une harmonisation. Il s’agit d’un instrument paneuropéen de soutien à ces modèles dans le respect de leur diversité. La volonté politique qui pourrait répondre aux difficultés juridiques est certes encore trop frileuse, mais c’est justement pour cela qu’il appartient aux chercheurs d’examiner l’idée de plus près et d’élargir l’univers des possibles dans le débat public.