Si la question de l’obéissance (et de la désobéissance) fait l’objet de nombreuses recherches en sociologie, quasiment aucune étude neuroscientifique n’a porté sur ce sujet. Émilie Caspar, chercheuse au Centre de Recherche en Cognition et Neuroscience de l’ULB, fait figure de pionnière en étudiant les mécanismes cérébraux à l’œuvre quand on se soumet à un ordre.
Dans une nouvelle étude, soutenue par le FNRS, la scientifique émet l’hypothèse que le fait d’avoir vécu des événements meurtriers traumatisants conduit à davantage de désobéissances face à un ordre immoral. Pour éprouver cette idée, la scientifique s’est intéressée à la génération apparue après le génocide au Rwanda de 1994.
Un cerveau soumis à des ordres présente une activité atténuée
Dans des travaux antérieurs, Émilie Caspar a montré que certaines régions cérébrales sont atténuées quand on reçoit une directive, en comparaison à une situation où nous sommes libres de faire ce qu’on veut.
« Le fait d’obéir atteint directement notre perception d’être responsable de l’action entreprise, notre sentiment de culpabilité par rapport aux conséquences de cette action, et notre empathie vis-à-vis de la douleur causée à autrui. Cela explique potentiellement pourquoi les humains sont capables de commettre des actes immoraux quand ils obéissent à un ordre », indique la spécialiste en neurosciences cognitives.
« Certains académiques ont d’ailleurs indiqué que cette soumission à l’autorité était l’un des facteurs qui expliquaient qu’autant de civils aient accepté de participer au génocide des Tutsi », fait savoir la scientifique.
Qu’en est-il de la nouvelle génération née après le conflit ? Serait-elle capable de répéter ce genre d’actes, alors même que leurs proches ont vécu un tel trauma ? Pour le savoir, Émilie Caspar, en collaboration avec l’Université du Rwanda, a mené une étude auprès de 72 Rwandais du Rwanda et de 72 Rwandais de Belgique, âgés de 26 ans.
Accepter l’ordre de faire du mal à autrui, un choix moral
Au travers d’une expérimentation, les scientifiques ont évalué leur degré de désobéissance. Elle consistait à tester deux participants, à qui l’on assignait les rôles d’agent et de victime. Des rôles qui s’inversaient à la moitié de l’essai. L’agent avait pour ordre, s’il l’acceptait, d’envoyer un choc électrique sur la main de la victime. Pour chaque choc envoyé, il gagnait 5 centimes.
« Des tests réalisés avant l’expérience avaient déterminé le seuil de douleur acceptable pour chaque candidat. Aussi, le choc envoyé était toujours celui au seuil fixé en accord avec le participant », précise la chercheuse. « Cela restait néanmoins douloureux. La décision de l’agent était donc un choix moral : accepter de faire du mal à autrui pour 5 centimes, ou non. D’autant qu’il était clairement expliqué aux participants qu’ils seraient payés, qu’importe leur décision pendant la tâche », souligne la Dre Caspar.
En parallèle, elle et ses collègues ont mesuré l’empathie des agents durant l’expérience, en analysant leurs activités cérébrales quand ils voyaient la victime recevoir le choc électrique (visuellement, la main du participant se contracte), et donc avoir mal.
Le passif et la personnalité de chaque participant ont été interrogés après l’expérience, via des questionnaires. « Ceux-ci évaluaient plusieurs facteurs, comme le trauma vécu par la famille du candidat durant le génocide, mais aussi différents traits de personnalité comme la relation culturelle à l’autorité. »
Le rapport à l’autorité influence la capacité à désobéir
Résultats ? Plus les participants rapportaient que leurs familles avaient souffert pendant le génocide, plus la réponse neurale empathique était forte quand ils visualisaient une douleur chez autrui. Et ceux qui avaient la réponse la plus forte était aussi ceux qui désobéissaient le plus.
Néanmoins, l’étude met aussi en évidence que cette empathie est contrebalancée par un autre facteur : la relation culturelle à l’autorité. « Or, au Rwanda, ce rapport est beaucoup plus marqué que chez nous. Aussi, on a noté une énorme différence entre les deux groupes. Quand on arrivait à des taux de désobéissance d’environ 33% en Belgique, seules 2 à 3% des participants au Rwanda refusaient d’envoyer un choc électrique », informe Émilie Caspar.
Dans l’ensemble, ces résultats ont surpris les scientifiques : « la figure d’autorité de l’expérimentateur était vraiment réduite au minimum. De plus, une variante où aucune récompense monétaire n’était offerte en cas de chocs électriques a été réalisée. On ne voulait pas que la rémunération soit un argument d’autorité. Mais on arrivait aux mêmes résultats. »
Entraîner le cerveau à résister aux appels à la violence
Naturellement, cela ne signifie pas que le groupe étudié va être capable de commettre un nouveau génocide : « la soumission à l’autorité est l’un des facteurs explicatifs, mais ce n’est, évidemment, pas le seul ! Avant qu’un génocide soit commis, énormément de choses sont mises en place au sein de la société, durant des années, pour amener une population à haïr un autre groupe. Et l’État va cautionner cela. Dans de telles conditions sociétales, face à un tel endoctrinement, on pourrait même s’étonner que des personnes refusent d’accomplir des actes immoraux.»
« Pourtant, certaines personnes le font, allant même jusqu’à risquer leur vie pour sauver les victimes. Cela a été vu dans le camp allemand pendant l’holocauste, mais aussi au sein de la communauté Hutu durant le conflit au Rwanda. Déterminer comment ces individus parviennent à résister sera l’objectif de mes prochaines recherches », signale la neuroscientifique.
Selon elle, isoler et comprendre les processus cognitifs à l’œuvre quand on désobéit à de tels ordres se révélerait utile pour élaborer des programmes éducatifs ou d’intervention plus efficaces : « On ignore aujourd’hui quels messages influencent le plus la résistance aux appels à la violence. Seraient-ce ceux qui prônent la responsabilité individuelle ? La compassion et l’empathie ? L’esprit critique ? En le déterminant, les messages à faire passer auprès de la population pourraient être mieux ciblés», conclut Émilie Caspar.