Dès le début du festival, Nena, tout jeune groupe aux sonorités hispaniques, venant de Seraing (Liège), a mis le feu à la scène Jardin © Robin Hublart

Esperanzah, le pari gagnant de l’économie sociale

1 août 2025
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 8 minutes

Alors que le modèle économique adopté par la plupart des festivals musicaux semble chaque année un peu plus à bout de souffle, Esperanzah tire son épingle du jeu. L’évènement qui se tient depuis 23 ans dans le superbe site de l’abbaye de Floreffe parie sur l’innovation économique. Au bord de la faillite en 2023, il a créé la coopérative Zah et lancé un appel à capital en 2024. Le succès a été au rendez-vous et, parallèlement, la coopérative a eu accès à un emprunt public à long terme grâce à sa reconnaissance comme entreprise de l’économie sociale. De quoi retrouver de la trésorerie. Un souffle nouveau aussi en matière de programmation : les grosses têtes d’affiche, c’est fini. Place à la découverte des pépites musicales de demain.

Aujourd’hui, la coopérative compte 373 coopérateurs et coopératrices répartis en trois catégories. La A, celle des fondateurs du festival, rassemble 10 personnes qui ont apporté ensemble 6.000 euros. La catégorie B regroupe des personnes morales issues de l’environnement économique du festival et partageant ses valeurs : entreprises partenaires, fournisseurs et ONG, pour un total d’environ 130.000 euros.  Enfin, la catégorie C comprend les personnes physiques : pas moins de 340 hommes et femmes ont souscrit pour un montant global de 70.000 euros. Quel que soit le nombre ou le montant des parts détenues, chacun dispose d’une voix à l’Assemblée générale.

Les 3 fondamentaux de l’économie sociale © Robin Hublart

Reconnue comme entreprise d’économie sociale

A cela s’ajoutent près de 100.000 euros obtenus auprès d’institutions et d’investissements publics. « Nous avons pu contracter un prêt à long terme auprès de W-Alter, la structure d’investissement de la Région wallonne dédiée à l’économie sociale. Cette somme importante, versée en trois tranches, ne devra commencer à être remboursée que dans huit ans. Autre avantage notable : le taux d’intérêt est relativement bas. C’est ce qu’on appelle du quasi-capital », explique Florence Higuet, membre du comité de direction du festival et responsable des aspects financiers.

Cet emprunt a pu être réalisé, car la coopérative a été reconnue et agréée comme entreprise de l’économie sociale, et ce sur base d’un ensemble d’éléments.

Acteur culturel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Esperanzah programme pour moitié des artistes de la FWB et pour moitié venus d’ailleurs. Contrairement aux centres culturels financés à 93 % par des subsides, le festival repose à près de 80 % sur ses fonds propres (via les recettes de la billetterie, des bars, des food trucks) pour couvrir un budget annuel d’un peu plus de 2 millions d’euros. « Le subside est essentiel pour soutenir nos actions sociales et environnementales, mais nous fonctionnons comme une entreprise qui doit atteindre son chiffre d’affaires chaque année. »

Le festival a aussi un pied dans la société civile, car c’est un évènement engagé, portant une campagne d’éducation permanente (cette année, la thématique était la lutte contre l’extrême droite) et fonctionnant avec des dizaines d’associations et de collectifs.

11 actions concrètes pour combattre l’extrême-droite © Robin Hublart

« Notre activité économique est tournée vers l’humain, le partage, la solidarité et l’intérêt général, loin de la logique néo-capitaliste qui vise le profit de quelques actionnaires. Nous fonctionnons comme une ASBL : pas de dividendes, pas de bonus. Et une organisation interne quasi horizontale sur deux niveaux. Le festival repose sur une large communauté de bénévoles et de travailleurs. Et dans nos choix d’approvisionnement : aucune multinationale, nous privilégions les partenaires locaux, les coopératives, les acteurs de l’économie sociale », précise Florence Higuet.

Florence Higuet, membre du comité de direction du festival et responsable des aspects financiers © Robin Hublart

Prendre part aux grandes décisions

Habitant de Floreffe, bénévole de longue date au sein du festival, Nils Mertens n’a pas hésité une seconde lorsqu’on lui a proposé, en 2024, de devenir coopérateur. « Ce sont un festival et des valeurs que j’ai vraiment envie de soutenir. Étant moi-même entrepreneur dans l’économie sociale — j’ai fondé deux coopératives non artistiques — je comprenais bien la démarche engagée par Esperanzah. Je trouvais ça formidable que plus de 300 personnes puissent ainsi s’approprier le festival… »

Qu’est-ce que cela signifie, être coopérateur ? « Concrètement, cela implique de pouvoir participer aux grandes orientations du festival : décider, par exemple, de l’évolution des prix d’entrée, s’il faut viser une croissance ou au contraire une décroissance, envisager un changement de lieu, etc. En tout cas, on peut imaginer que ce sont des sujets qui pourraient être soumis aux coopérateurs et coopératrices lors de l’Assemblée générale », poursuit-il.

Nils Mertens est un des 373 coopérateurs du festival Esperanzah © Robin Hublart

Décroissance volontaire

Lors de la première AG, qui a eu lieu en mai 2025, les comptes de l’année précédente ont été présentés, ainsi que le budget de l’année suivante. C’est lors de cet évènement qu’a été prise la décision de décroître légèrement en termes d’affluence. « C’est un choix délibéré de ne pas accueillir toujours plus de monde. Bien sûr, nous sommes aussi limités par la taille du site de l’abbaye de Floreffe, qui n’est pas extensible. Mais c’est avant tout une décision forte : renoncer aux très grosses têtes d’affiche, devenues hors de prix dans le milieu. Et à la place, miser sur la qualité : la scénographie, l’ambiance, et tout ce qui fait l’âme du festival », précise Nils Mertens.

«Aujourd’hui, il n’est pas rare qu’une grosse tête d’affiche coûte plus de 120.000 euros. Pour couvrir une telle dépense, il faut attirer davantage de spectateurs. Mais à Esperanzah, il est impossible d’agrandir le site : on ne peut pas pousser les murs ! Par ailleurs, en 2020, avant la crise du Covid, nous avions déjà comme objectif de décroître. En effet, il y avait eu trop de monde les années précédentes : jusqu’à 13.000 festivaliers par jour, cela créait des files d’attente et pas mal de frustration. Désormais, nous accueillons entre 8.000 et 10.000 personnes par jour, ce qui rend l’expérience bien plus agréable pour tout le monde », ajoute Florence Higuet.

« En limitant la jauge pour qu’elle reste à taille humaine, on s’inscrit dans les valeurs de l’économie sociale. On n’est pas dans une croissance économique à tout prix, mais dans la construction d’un modèle tenable, harmonieux et confortable pour toutes et tous.»

Avec leurs rythmes entêtants et leur pêche, le groupe liégeois Dyna, Lewis and the Soul Caravan a fait danser les festivaliers dès le début de l’après-midi © Robin Hublart
Le groupe ukrainien DakhaBraka a fait découvrir la musique traditionnelle de son pays en la mettant au goût du jour lors d’un show très esthétique © Robin Hublart

Place aux talents émergents

Un objectif majeur de création de la société coopérative et de l’appel à capital était de donner un nouvel élan au festival. « Autrefois, celui-ci reposait surtout sur deux grandes scènes principales et quelques stars. En 2024, nous avons repensé le modèle tout en revenant à nos valeurs d’origine : renforcer la dimension de découverte artistique. Concrètement, cela signifie offrir une place sur scène à des talents émergents, aux pépites de demain qui en ont besoin, tout en permettant au public d’explorer une plus grande diversité d’univers culturels », explique Florence Higuet. Et ce, en parallèle d’artistes confirmés, mais non auréolés du statut de star.

Cette année, le festival a proposé six espaces consacrés à la musique, où se produisent de nombreux groupes (très peu de prestations en solo) avec des musiciens sur scène, une parité artistique hommes/femmes, ainsi qu’un espace dédié à l’art de rue et de nombreux spectacles ambulants. « Nous avons aussi beaucoup réinvesti dans la décoration, qui donne au festival une identité forte et singulière : chaque scène devient un univers à part entière. »

« Initié en 2024 et poursuivi en 2025, ce modèle est destiné à s’inscrire durablement dans les prochaines éditions. Il repose sur un équilibre financier qui n’est pas encore complètement stabilisé, mais c’est l’objectif des cinq années à venir », conclut Florence Higuet.

Cette année, le festival a proposé six espaces consacrés à la musique, où se sont produits de nombreux groupes avec des musiciens sur scène. Grâce à un décor typé, chaque scène était un univers à part entière © Robin Hublart
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