Se reconnecter aux différentes facettes de la semence

2 février 2021
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 6 min

Redonner de la visibilité aux dimensions sociales, culturelles, spirituelles que peuvent incarner les semences afin de les prendre en compte en droit. Voilà le leitmotiv de Christine Frison, chercheuse  FNRS en droit international de la biodiversité et de la biodiversité agricole, au sein de l’Institut pour la recherche interdisciplinaire en sciences juridiques à l’UCLouvain. Ses travaux entourent le « Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture », entré en vigueur en 2004.

Rassemblant 145 Etats pour lutter contre l’insécurité alimentaire dans le monde et préserver les variétés des semences au niveau international, la mise en œuvre de ce traité n’est pas à la hauteur des attentes. Dans ses recherches postdoctorales, la chercheuse développe une approche innovante visant à inclure dans le droit toutes les facettes des semences et à les gouverner comme un bien commun mondial.

La semence, bien plus qu’un objet commercial

Dans notre système occidental, la semence est achetée sur le marché globalisé, semée et cultivée dans un champ. Une fois récoltée, elle rejoindra à nouveau le marché globalisé.

« La semence n’y est perçue que comme un objet commercial. Il y a une déconnexion avec toutes les autres fonctions, utilités, valeurs ou dimensions de cette semence. Par exemple, sa valeur nutritionnelle. Ou encore ses valeurs spirituelle, religieuse, médicinales, que nous avons complètement perdues en Europe, mais qui restent encore bien ancrées dans des communautés paysannes en Asie, Afrique ou Amérique centrale», explique la juriste.

« En Occident, nous nous sommes complètement déconnectés de l’environnement dans lequel nous habitons. En ayant coupé les liens entre la semence et lui, l’humain se sent en dehors de la nature. Cela facilite la destruction de l’écosystème qui le nourrit, le guérit, subvient à tous ses besoins », poursuit Christine Frison.

Par ses travaux, la chercheuse vise à transcrire, juridiquement parlant, par des droits, des obligations ou des instruments de mise en œuvre des traités internationaux, toutes ces autres dimensions des semences, afin d’en améliorer la conservation et l’utilisation durable.

Dre Christine Frison © RalitzaPhotography

Rituels de conservation

Le traité « semences » de 2004 reconnaît l’importance, depuis des millénaires, des agriculteurs et des communautés paysannes pour l’agrobiodiversité. « Cela n’empêche, les outils juridiques créés pour permettre aux Etats de respecter ces droits et obligations, sont uniquement centrés autour de la notion ‘semence = marchandise’ », précise la juriste.

« C’est très problématique pour les politiques de conservation des semences. Car la diversité des semences n’est pas maintenue juste en achetant les graines et en les semant dans un champ. Au contraire, cette diversité semencière est le résultat de relations autres que commerciales, intégrées dans des écosystèmes variés et dont il faut tenir compte. »

« Des anthropologues ont, notamment, étudié l’échange de semences dans des communautés en Afrique de l’Est : il est régi par des règles de mariage et d’héritage. La femme est la gardienne de la diversité des semences. Quand elle se marie et rejoint son conjoint dans une communauté voisine, elle emporte ses semences avec elle. »

« Dans cet exemple, à l’encontre de l’idée occidentale et rationnelle de sélection variétale et de croisements, ce sont des règles sociales qui font que la semence va circuler, sera plantée dans un autre sol, un autre environnement et donnera de la diversité. J’essaie de donner une place dans le droit international à ces autres dimensions de la semence. »

Gouvernance par les communs

« Mon hypothèse est que, ne prenant pas en compte ces autres dimensions, les traités internationaux n’atteignent jamais leurs objectifs de conservation et d’utilisation durables. Pour y parvenir, il faut redonner une place centrale aux agriculteurs, aux paysans, dans la gouvernance des semences. »

« Dans ma thèse, j’ai beaucoup travaillé sur la gouvernance par les communs, une théorie développée par Elinor Ostrom, Prix Nobel d’Economie en 2009. L’un des critères centraux est de redonner à l’acteur de la ressource, le pouvoir de définir les règles de gouvernance de cette ressource. En d’autres mots, au niveau du traité sur les semences, cela signifie donner une place aux communautés paysannes au même titre que les Etats pour négocier la mise en œuvre des obligations. »

Pour l’instant, les communautés paysannes, tout comme l’industrie, les ONG, la société civile, les académiques, les centres de recherche, ne peuvent participer à ces négociations qu’en tant qu’observateurs. Les Etats, qui sont les premiers acteurs reconnus en droit international, eux, y sont en tant que décideurs : ils négocient, adoptent, votent et ensuite, mettent en œuvre les obligations au niveau national. « Ce sont des jeux de pouvoir : le groupe économiquement ou politiquement le plus fort va imposer aux autres Etats la direction à prendre », explique Dre Christine Frison.

De l’importance d’explorer les coulisses

Elle est une chercheuse en droit international hors du commun. Pour mener ses travaux, elle sort son nez des textes de loi pour aller à la rencontre des acteurs de ceux-ci. La première réunion de l’organe directeur du traité « semences » a eu lieu en 2004. Depuis quinze ans, elle assiste à toutes ses réunions.

« J’observe que dans pratiquement toutes les équipes gouvernementales des pays développés (Etats-Unis, Canada, Japon, Australie, Union Européenne, etc.) et puissants économiquement, il y a des experts qui viennent de … l’industrie et des centres de recherche orientés biotech. Indirectement, ces acteurs sont donc intégrés à la négociation. Ils sont considérés comme représentants de l’État en question. » Et se retrouvent ainsi en excellente position pour pousser leurs intérêts en avant.

« Certaines équipes comprennent 15 personnes, quand celle du Burkina ou du Rwanda, si elle est présente, n’est composé que d’une seule personne. Les disproportions sont importantes et elles se reflètent dans les droits et obligations qui sont négociés et votés. De plus, souvent, dans ces négociations, il y a des ‘working groups’ en parallèle sur des sous-thématiques différentes. Il est dès lors impossible pour le représentant rwandais d’assister à toutes les négociations… »

« Dans ma thèse de doctorat (nominée au « HERA Doctoral Thesis Award » 2019, décerné par la Fondation pour les Générations Futures), j’ai défendu cette idée  : à la table de négociations, il faut donner une place centrale aux personnes qui ont leurs mains dans la terre. Par exemple, comme cela a été fait au sein Comité pour la Sécurité Alimentaire Mondiale de la FAO, participer à l’élaboration du texte, lequel ne passera au vote que quand tous les acteurs autour de la table de négociation seront d’accord pour le faire. Seulement, alors, les Etats pourraient voter. »

« Appliquer ce système au traité semences permettrait d’entendre ce que les agriculteurs ont à dire, de prendre en compte leur expertise, leurs intérêts, leurs connaissances. Cela permettrait de rendre visibles toutes les autres facettes attachées aux semences, et donc de mieux atteindre les objectifs de conservation et d’utilisation durable », conclut Christine Frison.

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