Bruxelles, capitale européenne de la phagothérapie

2 juin 2022
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 6 minutes

Série « Les phages, ces virus amis » (1/3)

Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. C’est sur cet adage que repose la phagothérapie. Il s’agit d’une lutte biologique basée sur la destruction de bactéries pathogènes par des virus mortels pour ces dernières. Sous l’impulsion de l’OTAN, et la crainte d’une attaque bactériologique, l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek devient dès 2003 la tête de proue de la recherche occidentale en phagothérapie.

Le retour en grâce

Ces virus bactériophages sont connus depuis le début du 20e siècle. Ils ont été découverts par Félix d’Hérelle, de l’Institut Pasteur. Après quelques grands succès thérapeutiques, la découverte en 1928 de la pénicilline par Alexander Fleming les fait passer au second rang.

Cette première molécule antibiotique ayant fait croire que les maladies infectieuses étaient définitivement vaincues, les phages tombent dans l’oubli. Du moins en Occident. Car du temps du rideau de fer, l’accès aux antibiotiques occidentaux étant compromis, les chercheurs soviétiques ont développé une grande expertise en phagothérapie. L’institut Eliava, à Tbilissi, en Géorgie, est, aujourd’hui encore, la référence mondiale en phagothérapie.

En Europe, l’usage inconsidéré des antibiotiques a conduit à l’émergence dramatique de bactéries multirésistantes. « Avec plus de 670 000 infections bactériennes pharmacorésistantes dans la seule UE, et environ 33 000 personnes décédées chaque année en conséquence directe de ces infections, la charge sanitaire de la résistance aux antimicrobiens est comparable à celle de la grippe, de la tuberculose et du VIH réunis », mentionne l’OMS dans son dernier rapport.

Face à cette impasse thérapeutique, les yeux et les espoirs se tournent à nouveau vers les virus bactériophages.

Alors que la pandémie de Covid-19 n’est pas terminée, ériger des virus en sauveurs a de quoi faire pâlir certains. Et pourtant, nous évoluons constamment dans un océan de phages, sans en être affectés. Ce sont d’ailleurs les organismes les plus répandus sur Terre. Ceux utilisés en phagothérapie, dits bactériophages lytiques, sont armés pour s’accrocher exclusivement aux récepteurs membranaires de bactéries spécifiques et entraîner leur mort. Pour y parvenir, ils introduisent leur génome dans la bactérie cible, où celui-ci se réplique pour donner naissance à d’autres virus dont le surnombre finira par faire exploser la bactérie. Ces phages sont en quelque sorte des médicaments, dotés de très peu d’effets secondaires, qui se multiplient d’eux-mêmes, in situ, et qui sont éliminés par le patient après la disparition de leurs bactéries cibles pathogènes.

Production bruxelloise

Depuis 2003, les efforts de recherche du Dr Jean-Paul Pirnay et de son équipe au sein du laboratoire de technologie moléculaire et cellulaire (Hôpital militaire Reine Astrid) ont mené à la validation de méthodes de production et de sécurisation des phages.

« La qualité des phages géorgiens n’est acceptée ni en Belgique ni en Europe, car ils ne sont pas suffisamment purifiés ni assez caractérisés. Au contraire, les phages de l’Hôpital militaire sont tous séquencés. La séquence ADN du génome est connue, tout comme le taux d’endotoxines et le pH. Nous sommes certains de l’absence de toute contamination. Ces tests ne sont pas réalisés en Géorgie, car ils n’y sont pas nécessaires », explique Jean-Paul Pirnay.

Plusieurs modes d’administration

Après sa production sous forme liquide et concentrée, il convient d’utiliser le phage dans l’année. La très haute qualité des phages belges permet de les utiliser par voie intraveineuse, notamment chez des enfants. La Dre Sarah Djebara est responsable de la coordination des traitements par phagothérapie. Elle se rappelle d’un petit bout immunodéprimé âgé de 10 mois ayant reçu des phages en intraveineuse pendant plus de 80 jours jusqu’à obtention de sa greffe. « La phagothérapie lui a permis de sortir du choc septique et d’être prêt pour la greffe. »

« Une telle thérapie serait impossible à réaliser avec les phages géorgiens lesquels, en l’absence de purification, présentent un risque de contenir un taux d’endotoxines trop élevé. »

« On utilise aussi nos phages in situ. En effet, plus ils sont amenés au plus près de la bactérie pathogène, plus ils sont efficaces. Il est aussi possible de les administrer sous forme d’aérosol, de lavage nasal pour les infections ORL. »

La nécessaire collaboration des médecins extérieurs

La production belge actuelle, si elle est de haute qualité, est toutefois limitée. La Dre Sarah Djebara s’occupe de sélectionner les patients qui seront traités par phagothérapie. Jusqu’à aujourd’hui, quelque 110 personnes, de 12 pays européens, souffrant de bactéries antibiorésistantes ont pu bénéficier gratuitement de ce traitement. Et avoir la vie sauve.

« La sélection se fait surtout sur le type de pathogènes. On n’a pas des phages pour tout. Ensuite, il faut pouvoir analyser médicalement quel est l’intérêt de la phagothérapie par rapport au cheminement infectiologique du patient. »

Une autre contrainte capitale est la collaboration des médecins. « Ici, à l’hôpital militaire, nos capacités sont limitées en ce sens qu’il est essentiellement destiné aux grands brûlés. Les services classiques d’un hôpital classique sont absents. On a la possibilité de donner quelques traitements en ambulatoire, à condition que le patient soit suffisamment stable. Mais pour les traitements plus complexes nécessitant une hospitalisation dans un environnement classique, la participation des médecins extérieurs est nécessaire. C’est parfois là que le bât blesse », explique Dre Djebara, coordinatrice qui essaie d’aider un maximum de médecins à commencer à utiliser la phagothérapie.

« Notre action ne se limite pas à donner des phages, on doit pouvoir garantir le suivi. Et pour cela, il est impératif que le médecin extérieur avec lequel on va discuter et organiser le suivi médical et infirmier soit là depuis le début. »

Les collaborations sont plus faciles avec certains hôpitaux volontaires, lesquels ont envie de s’investir dans la phagothérapie. C’est le cas du Gasthuisberg, l’hôpital adossé à la KULeuven, mais aussi du CHU de Liège, de certains hôpitaux de l’ULB et de l’hôpital de l’Université d’Anvers. « Il est plus aisé d’y avoir des interlocuteurs. Et ce, car ces hôpitaux sont davantage armés en termes de personnel, de recherche et de capacité à pouvoir entourer ce genre de patient avec une thérapie particulière. »

A noter que l’hôpital militaire ne limite pas sa collaboration aux hôpitaux universitaires. Il travaille aussi avec, notamment, les hôpitaux de Tournai et de Verviers. Sans oublier les nombreux traitements coordonnés à l’étranger, avec les médecins locaux.

Une législation pionnière

Jusqu’en 2018, le cadre réglementaire ne permettait pas l’usage médical des phages, excepté dans de rares cas dits compassionnels (c’est-à-dire quand la situation clinique est désespérée), sous le couvert de la déclaration d’Helsinki.

Mais en 2018, en pionnière européenne, une loi belge a classé les phages dans la catégorie des préparations magistrales produites en pharmacie. « Ce cadre particulier nous permet, depuis lors, de traiter les patients avec des phages reconnus par un passeport génomique délivré par Sciensano », poursuit Dre Sarah Djebara.

Sur base de la monographie belge, des discussions sont en cours pour intégrer les phages à la pharmacopée européenne. Un texte pourrait émerger dans le courant de l’été 2022. De quoi faciliter l’usage des phages dans les 26 autres pays de l’Union.

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