Série : SLEEP (4/5)
On en parle souvent à la légère, à la machine à café ou à la table du déjeuner : « J’ai encore peu dormi cette nuit ». Pourtant, le manque de sommeil répété est loin d’être anodin. À long terme, il ne fatigue pas seulement le corps, mais fragilise aussi l’esprit. Non seulement l’insomnie est un symptôme fréquent dans plusieurs troubles psychiques – l’anxiété et la dépression en tête –, mais elle pourrait aussi les déclencher. Une explication avancée est que le sommeil aide à réguler nos émotions. Des chercheurs belges s’intéressent actuellement à mieux comprendre l’impact de l’insomnie sur ce phénomène. La bonne nouvelle est que des aides existent pour retrouver le sommeil et, avec lui, un meilleur équilibre mental.
Près d’un Belge sur deux dort mal
Les Belges ne sont pas en forme. C’est le constat qui peut être tiré des 7 enquêtes BELHEALTH menées par l’Institut national de santé publique entre septembre 2022 et novembre 2024, visant à suivre l’évolution de la santé et du bien-être de la population. Le quatrième rapport, en particulier, signale que 42% des sondés sont identifiés comme ayant une mauvaise qualité du sommeil.
Si des nuits peu reposantes peuvent avoir de nombreuses causes – travail de nuit, consommation de stimulants, alimentation déséquilibrée… – elles peuvent aussi résulter d’un trouble du sommeil. Le plus fréquent dans la population est l’insomnie. Elle se définit par des difficultés d’endormissement et/ou des éveils nocturnes et/ou un réveil trop précoce, avec la sensation de ne pas avoir assez dormi.
On parle d’insomnie chronique quand elle se manifeste plus de 3 fois par semaine pendant plus de 3 mois. Selon les études, 15 à 20 % de la population seraient touchés par l’insomnie, et 10 % concernés par une forme sévère. Il est, par ailleurs, établi qu’elle est plus courante chez les individus souffrant de troubles anxieux ou dépressifs, par rapport à la population générale.
L’insomnie, potentielle cause de troubles mentaux
Classées respectivement aux 1er et 2e rangs des troubles psychiques les plus courants, l’anxiété et la dépression ont connu une recrudescence mondiale depuis la pandémie de COVID-19. En Belgique, bien qu’une baisse ait été observée après la crise sanitaire, les niveaux sont restés plus élevés qu’auparavant.
Toujours d’après l’étude BELHEALTH, parmi les personnes ayant une mauvaise qualité du sommeil, 33 % souffraient d’anxiété (contre 9,5 % avec une meilleure qualité du sommeil) et 29 % souffraient de dépression (contre 9,3 %). Les troubles anxieux sont davantage liés à des réveils précoces, tandis que les troubles dépressifs sont plutôt associés à des difficultés d’endormissement. Malheureusement, les deux s’entretiennent : un repos de mauvaise qualité accentue les troubles mentaux, et inversement. C’est un cercle vicieux. En science, on parle de lien « bidirectionnel ».
D’où vient cette relation entre insomnie, anxiété et dépression ? La réponse s’avère complexe. Parfois, c’est la maladie elle-même (et/ou ses traitements) qui provoque l’insomnie. Mais cette dernière est aussi susceptible de causer leur développement. « Chez les personnes ayant un terrain dépressif, par exemple, cela peut rester sous le seuil de la pathologie. Mais si elles développent des troubles du sommeil, la prédisposition peut devenir pathologique », fait savoir Christina Schmidt, chercheuse qualifiée FNRS à la tête du laboratoire Chronobiologie et Cognition de l’ULiège.

Le rôle du sommeil dans la « digestion » émotionnelle
Cela s’expliquerait, en partie, par le rôle clé du sommeil dans la régulation des émotions. « Le sommeil permet de réguler à la baisse une série de substances. En plus, et surtout lors de la phase paradoxale, le cerveau traite et intègre les expériences émotionnelles vécues la veille. » Cela se passe notamment dans le système limbique, un groupe de structures impliquées dans les comportements instinctifs et les émotions, ainsi que dans la mémoire.
Il inclut l’amygdale, qui évalue les dangers, menaces et la signification émotionnelle des informations internes et externes. Elle stocke notamment les traumatismes émotionnels inconscients, et est liée aux phobies. Le système limbique comprend aussi l’hippocampe et le cortex cingulaire, qui jouent un rôle dans la consolidation des apprentissages. Ils vont aider, par exemple, à nous rappeler qu’un chien mordeur appartient au passé, et que cet autre chien est inoffensif.
« Dans une étude menée il y a quelques années, on a montré qu’une bonne nuit de sommeil, idéalement avec beaucoup de temps passé en phase paradoxale, diminue l’activation neuronale de ces réseaux cérébraux lors d’un événement émotionnellement négatif », indique la Dre Schmidt. Cela contribue à atténuer la charge émotionnelle des souvenirs négatifs, et facilite l’extinction de la mémoire de la peur. Le sommeil nous permet donc de « digérer » nos émotions et de prendre de la distance.


Le cerveau insomniaque sous l’œil de l’IRM
Sur ce point, il a été suggéré que l’insomnie affecte certaines caractéristiques du sommeil paradoxal, bien que cela ait encore été peu exploré. De plus, aucun consensus n’existe quant à la manière dont l’insomnie altère les circuits cérébraux impliqués dans la régulation émotionnelle. Depuis quelques mois, la Dre Schmidt explore précisément l’impact de ce trouble sur la régulation émotionnelle et ses corrélats cérébraux auprès d’un échantillon de personnes insomniaques. Un projet mené en collaboration avec l’Université d’Amsterdam.
Concrètement, l’équipe va exposer les participants à des stimuli émotionnels censés générer chez eux de l’embarras, soit une émotion assez forte. Puis observera par IRM s’il existe des différences d’activation dans leurs régions cérébrales ou réseaux cérébraux. Les scientifiques évalueront ensuite l’impact de l’insomnie sur l’adaptation émotionnelle post-sommeil, et plus particulièrement le rôle du sommeil paradoxal dans cette réponse.

Quand l’insomnie influence bien plus que le moral
Au-delà de la dépression et de l’anxiété, une étude récente, à laquelle a participé Marieke Schreuder, chercheuse FWO (équivalent flamand du FNRS) à la KU Leuven, indique que l’insomnie est associée à une large gamme d’autres problèmes.
L’étude a classé un échantillon de 37 000 Néerlandais d’âges variés en 3 profils : les « alouettes en bonne santé » (environ 60% de l’échantillon), soit des participants avec peu de symptômes d’insomnie et un chronotype matinal ; les « chouettes endormies » (27%), regroupant ceux avec un chronotype du soir et certains symptômes d’insomnie ; et les « colombes insomniaques » (12%), ceux ayant des scores élevés d’insomnie, avec des préférences circadiennes variables.
Les auteurs révèlent que « par rapport aux alouettes en bonne santé, la sévérité de la dépression et de l’anxiété était significativement plus élevée chez les chouettes endormies, et encore davantage chez les colombes insomniaques. Des différences similaires (quoique moins marquées) ont été observées concernant l’agressivité réactive, l’inattention, l’hyperactivité/l’impulsivité et l’autisme. De plus, les chouettes endormies et les colombes insomniaques étaient 2 fois plus susceptibles de consommer de l’alcool de façon excessive, de se droguer et de fumer que les alouettes en bonne santé. »
Cette étude montre, néanmoins, que les troubles mentaux les plus sévères sont davantage liés aux symptômes d’insomnie prononcés, plutôt qu’à des préférences circadiennes plus tardives.

Mieux dormir sans somnifère
Une revue récente de la littérature, à laquelle a contribué Christina Schmidt, soutient « qu’une intégration plus étroite de la psychiatrie avec la science du sommeil et des rythmes circadiens catalysera une meilleure compréhension et un traitement plus efficace des troubles mentaux. »
Parmi les méthodes d’intervention évoquées par les auteurs, la thérapie par la lumière se distingue comme « l’une des approches non-pharmacologiques les plus étudiées et biologiquement orientées en psychiatrie ». Elle repose sur l’exposition le matin à une lumière blanche (une combinaison de violet, bleu, vert, jaune, orange et rouge) censée imiter les effets de la lumière naturelle. L’approche a prouvé son efficacité dans le traitement de la dépression, de la dépression bipolaire et de la dépression saisonnière. La lumière agit, ici, en stimulant la production de sérotonine, un neurotransmetteur clé dans la régulation de l’humeur.
Quid de son intérêt dans l’insomnie chronique ? Au Congrès du Sommeil 2024, la conférence « Pathogénique ou thérapeutique : quelle lumière le soir ?» a rappelé au public que les études sur la question restent limitées. Ce qui est sûr, c’est qu’une exposition à la lumière naturelle le matin régule la sécrétion de mélatonine, une hormone favorisant l’endormissement. En revanche, une exposition à la lumière – en particulier celle des appareils électroniques et lampes LED, riche en lumière bleue – le soir inhibe sa production, allongeant ainsi le temps d’endormissement.
La luminothérapie le matin serait donc bénéfique pour les insomnies caractérisées par des éveils nocturnes. A côté, certaines études suggèrent que l’exposition à une lumière riche en rouge, le soir, serait potentiellement utile pour les insomnies d’endormissement, bien que des recherches supplémentaires soient nécessaires.
Et les somnifères dans tout ça ? Difficile d’y voir une aide à l’insomnie chronique, puisqu’il est recommandé de limiter leur usage à maximum 4 semaines. D’autant qu’avec ces médicaments, la qualité du sommeil est impactée. Si l’endormissement est facilité, le temps passé en sommeil lent profond, le plus réparateur, est souvent réduit. Tout comme celui passé en phase paradoxale, dont l’importance, on l’a vu, n’est pas à négliger.
Cette enquête dénommée SLEEP (SommeiL, Eclairage, Enjeux et Perspectives) a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.