Penser les corps au féminin

2 juillet 2021
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min
"Généalogies des corps de Donna Haraway", par Nathalie Grandjean. Éditions de l’Université de Bruxelles. VP 23 euros, VN 11,99 euros
« Généalogies des corps de Donna Haraway », par Nathalie Grandjean. Éditions de l’Université de Bruxelles. VP 23 euros, VN 11,99 euros

La docteure en philosophie Nathalie Grandjean dissèque le travail et la pensée de Donna Haraway dans «Généalogies des corps de Donna Haraway». Aux Éditions de l’Université de Bruxelles.

«Ce livre est le fruit d’un long travail doctoral», raconte la maîtresse de conférences à l’UNamur. «J’y ai expérimenté de la solitude, parfois une certaine souffrance, des errances, mais surtout du plaisir. J’ai aussi compris que penser est une affaire collective. Une pratique qui se niche dans les échanges, formels et informels, muets et bavards, autour d’une question qui sans cesse se reformule.»

«La philosophie semble être une chose tellement sérieuse qu’elle se focalise très souvent sur des concepts lourds, importants, cruciaux: liberté, vérité, raison, transcendance… Or, ce dont il s’agit aussi de rendre compte, dans la pratique philosophique, c’est de la vie même. Beaucoup de choses, de riens, d’inutilités, d’insignifiances forment la matière de la vie même et ont de l’importance philosophique.»

Décoloniser la pensée

Administratrice de Sophia, le réseau belge d’étude de genre, Nathalie Grandjean est frappée par l’ampleur de ce qui est fabriqué comme sérieux en philosophie par le biais des hommes. «Je me rallie à un féminisme conçu comme un mouvement fécond et systémique, tant pratique militante poursuivant des objectifs d’émancipation des femmes et des sexualités que pratique théorique de débinarisation et de décolonisation de la pensée.»

Aux États-Unis, le travail de la zoologiste, philosophe et historienne critique des sciences, Donna Haraway a un caractère militant. «Il s’agit de rendre compte de la spécificité de corps élaborés théoriquement dans une démarche féministe, ainsi que de la singularité des corps « harawayéens », afin de faire exister de nouvelles intensités, de nouvelles perspectives d’émancipation des corps et de nouer des relations desquelles la domination ne serait plus originelle-naturelle.»

Pour la professeure émérite d’histoire de la conscience et des études féministes à l’Université de Californie, la différence est ténue entre raconter l’histoire des sciences et raconter des histoires de sciences. «Ce rapprochement sémantique exprime en réalité l’importance générale de la narration et des récits dans son travail critique», souligne Nathalie Grandjean. «Insistant sur le fait que les histoires sont de la théorie. Et non des exemples choisis pour illustrer une théorie.»

Blasphémer pour ébranler

Chercheuse en philosophie féministe et de genre ainsi qu’en éthique du numérique, Nathalie Grandjean analyse «Le manifeste cyborg». Cet essai pivot de Donna Haraway est écrit par une féministe pour des féministes quand Ronald Reagan était le président républicain des États-Unis. Publié en 1985 dans le magazine britannique «The Socialist Review» qui cherchait des textes sur le futur du féminisme socialiste.

«Haraway annonce dès les premières lignes son objectif, qui est de produire un mythe politique ironique fidèle au féminisme, au socialisme et au matérialisme», relève la chercheuse.

Sa position est blasphématoire… «Si le blasphème fonctionne très bien dans la culture politico-religieuse étatsunienne, il aura également un impact au sein des féministes socialistes, ce qui sous-entend que le féminisme, lui aussi, emprunte les voies de la sacralisation, qu’il peut lui aussi devenir évangélique. De plus, le blasphème est approprié parce qu’il est très sérieux. Il s’agit de la possibilité d’ébranler une communauté morale à laquelle on tient ou appartient.»

La prédiction s’est accomplie

Le ton du texte de Donna Haraway est prophétique. «Il veut s’inscrire ironiquement dans la lignée des grands mythes fondateurs de l’Occident», note la chercheuse au Namur Digital Institute. «Le cyborg, nouveau prophète de la fin du XXe siècle, nous harangue et décrit le monde qui vient. Ensuite, parce qu’il annonce un programme de recherches et de réflexion qui se répétera dans ses textes suivants. Et qui influencera un nombre considérable de chercheuses et de chercheurs.»

«Enfin, car une trentaine d’années plus tard, on peut lire ce texte en se disant que la prophétie a eu lieu. Un certain nombre d’anticipations sont réellement arrivées. Notamment dans la description d’une informatique de la domination et des conséquences pour les femmes dans le circuit intégré.»

Donna Haraway explique ce qu’elle entend par réalité sociale. «Cette réalité est aussi une fiction qui a le pouvoir de changer le monde», pense Nathalie Grandjean. «Ce que les féministes ont décrit en tant qu’expérience commune du patriarcat, c’est tant une description qu’une construction. La description des faits de l’oppression, de la conscience collective féministe est aussi une fiction. D’une part construction collective de savoirs. D’autre part possibilité de rêver, d’imaginer.»

 

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