La fermentation des aliments, de la Préhistoire à aujourd’hui

2 août 2023
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 5 min

« Lorsqu’ils se développent, les pays perdent leurs traditions. Mais une fois arrivés à l’autosuffisance économique, comme c’est le cas aujourd’hui en Europe, émerge la volonté de renouer avec les savoir-faire oubliés, notamment la fermentation des aliments», explique Marie-Claire Frédéric. Historienne de l’alimentation et journaliste, elle est devenue, en l’espace de quelques années, la tête de proue de la lacto-fermentation en francophonie. Dans le cadre de l’ouverture du festival de transition alimentaire « Nourrir Liège », elle a remonté le temps jusqu’à la Préhistoire.

Une longue histoire

En ces temps anciens, manger de la viande fermentée était la norme. En effet, bien avant le développement des outils (arc, flèche, sagaie) permettant de chasser du gros gibier, nos ancêtres étaient des charognards-opportunistes. Ils consommaient des animaux morts de façon naturelle ou tués par d’autres prédateurs. « C’est l’archétype du goût fermenté. »

« Un rôle a certainement été joué également par l’observation des animaux carnivores qui s’en vont enterrer leur proie après l’avoir tuée. Enterrer la nourriture est une pratique qui s’est prolongée au fil des siècles. Ainsi, au Moyen-âge, en Angleterre, on enterrait la viande dans la terre ou on suspendait le gibier pour le faire fermenter avant de le consommer. »

La première choucroute

Chez les chasseurs-cueilleurs traditionnels, le contenu de l’estomac de l’animal tué est la première partie consommée. « Pour certaines populations du monde, cet acte a contribué à leur survie. »

C’est le cas des Inuits au Canada, des Sami en Scandinavie, des peuples de Sibérie. Ces populations traditionnelles, avant que la nourriture moderne ne parvienne jusque dans ces contrées isolées au cours du siècle dernier, consommaient essentiellement une nourriture d’origine animale. En effet, dans ces endroits très froids, il est impossible de faire pousser des légumes.

« Or, on remarque que ces populations ne présentaient aucune carence en vitamine C. Cela est dû au fait qu’ils consommaient le contenu de l’estomac des animaux. Les herbivores savent manger des lichens et des écorces d’arbre, alors que les humains ne sont pas capables de les digérer à l’état brut. Mais lorsqu’ ils sont prédigérés par l’animal, cela devient quelque chose de nutritif, riche en vitamines. Ces aliments prenaient un goût acide, car mêlés aux sucs gastriques de l’animal. C’est certainement la première « choucroute » que nos ancêtres aient mangée. »

Boire avant manger

Le recours à la fermentation était déjà présent avant les premiers foyers d’agriculture. Et ce, notamment, pour concevoir des boissons fermentées. « A l’époque, les céréales étaient des petites graminées. La graine était minuscule, c’est la domestication des céréales, donc l’agriculture, qui a conduit aux grosses graines que l’on connaît aujourd’hui. Les récolter était alors très fastidieux. »

« Le Mésolithique, période intermédiaire entre le Paléolithique qui lui précède et le Néolithique qui lui succède, signe la fin de la glaciation. Il n’est donc pas étonnant que les premiers vestiges de fabrication de la bière soient datés de cette période, entre 12.000 et 10.000 ans. Peu de temps après, vers -9000 ans, on trouve les premiers vestiges de fabrication du vin. La céramique n’a été inventée que vers 6000 ans avant notre ère. Les premières traces de fromages remontent à -5000 ans. Celles du pain, à environ -4000 ans », explique l’historienne de l’alimentation.

Bière préhistorique

La trace la plus ancienne de fabrication de bière est située à Göbekli Tepe, en Turquie. Sur ce site préhistorique datant du Xe siècle avant notre ère, qui pourrait être un des plus anciens temples de la planète, ont récemment été retrouvées des pierres à moudre et plusieurs cuves en pierre de 600 litres. Au fond de ces gigantesques récipients, des traces d’oxalate de calcium ont été décelées. Ce composé est un sous-produit du brassage des céréales.

Autrement dit, à Göbekli Tepe, qui était vraisemblablement un endroit de rassemblement de chasseurs-cueilleurs, on consommait jadis de la bière. Et en grande quantité. Bien que ces boissons étaient bien moins alcoolisées que ne le sont les bières d’aujourd’hui, l’alcool social ne date donc pas d’hier.

« Ce n’était pas de la bière mousseuse comme aujourd’hui, mais un boisson plate résultant de l’écrasement de céréales dans de l’eau. Cette bouillie liquide était alors ensemencée avec de la salive ou de façon naturelle par les micro-organismes présents dans l’air. C’était une bière nutritive. Ces bouillies fermentées, des sortes de pain liquide, sont devenues l’aliment phare du néolithique. »

« La boza, que l’on sert toujours aujourd’hui en Turquie, réalisée au départ de millet, est la survivante de ces bières préhistoriques. D’autres survivances de ces bouillies ancestrales sont la polenta, le porridge, le millas, les gaudes (Jura). »

Haute qualité nutritive à moindre coût financier

La fermentation, qu’elle concerne les céréales, les légumes ou la viande, est présente sous de multiples facettes dans toutes les traditions gastronomiques du monde.

Elle fait un retour en force dans les pays occidentaux. Et pour cause, il s’agit d’une méthode de conservation sur le long terme (plusieurs années) qui ne requière la consommation d’aucune source d’énergie. Le principe de base est de placer les aliments à fermenter avec du sel ou en saumure dans un pot hermétique à température ambiante.

« De plus, la fermentation détruit les substances toxiques présentes dans certains aliments, comme la solanine, un neurotoxique dans les aubergines et les tomates vertes (pas mûres). »

« En parallèle, la fermentation ne détruit nullement les nutriments présents dans le légume, et l’enrichit même en vitamines et en enzymes. Il y a donc davantage de vitamines dans un légume fermenté que dans le même légume frais. Cela a notamment été bien étudié chez le chou, qui se voit doté de davantage de vitamines C quand il est fermenté. »

C’est d’ailleurs en embarquant des tonneaux de choucroute que le capitaine Cook, au 18e siècle, a réussi le premier voyage au long cours sans aucun décès de scorbut (maladie causée par une carence sévère en vitamine C) parmi son équipage.

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