Tricher, c’est permis!

2 septembre 2019
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min

Pour qu’on cesse de fabriquer un monde où l’homme est un loup pour l’homme, le chercheur en philosophie à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) Thierry Drumm publie «Tricher – Fabrications d’intelligence collective à l’école» aux Presses universitaires de Liège.

«C’est le philosophe William James qui m’a rendu capable d’apprendre des tricheurs et tricheuses», raconte l’ancien enseignant du secondaire qui se rappelle le parc jouxtant son établissement avec ses bancs chargés de grappes d’élèves. «C’est là que se maintiennent, que se rafraîchissent, que se guérissent les solidarités attaquées à coup d’évaluations. C’est là que se trouve le temps de discuter de questions brûlantes.»

L’obstacle, c’est l’école

C’est en fonction d’un questionnement pragmatique à la manière de ce philosophe et psychologue étasunien, décédé en 1910, que le chercheur voit dans la tricherie une forme de résistance. Une invitation à imaginer d’autres méthodes pour enseigner.

«La triche apparaît comme une pratique active visant à contourner un obstacle. Cet obstacle, c’est l’école. Qu’est-ce en effet que l’école telle qu’elle procède actuellement sinon un parcours d’obstacles sanctionnant et garantissant l’inégalité de futurs citoyens responsables dont elle fabrique l’autonomie, c’est-à-dire l’isolement?»

«Je voudrais donc faire l’éloge du Tricheur ou de Renard, cette divinité proche parente d’Hermès, et qui seconde toutes celles et tous ceux qui résistent à leur propre définition-fabrication en tant qu’individus isolés dotés de compétences naturelles et mesurables.»

«Tricher – Fabrications d’intelligence collective à l’école» par Thierry Drumm. Presses universitaires de Liège – VP 10,55 euros

Imaginer d’autres manières de connaître

Thierry Drumm a observé des tricheries dignes d’une intelligence éblouissante. «Les pratiques des tricheuses et tricheurs fabriquent une expérience où il s’agit plutôt d’explorer des conduits réticulés qui ont comme un air de garennes. Il serait temps que l’école retrouve le chemin de ces savoirs qui n’ont survécu qu’en contrebande. Le tricheur est un expert, il n’a pas le choix. Il doit l’être, alors que le bon élève n’apprend à ses risques et périls qu’une confiance abstraite et obéissante. Une confiance incapable de nourrir ses propres exigences.»

Que dire quand on parle des trucs misérables de la tricherie, de sa tristesse, de sa bassesse, de son entrave à la confiance? «Je répondrai que la triche ne revêt ces caractères qu’aux yeux d’une justice formelle définie par l’égale exposition de tous et toutes à une fabrique de l’intelligence qui, aussi efficace soit-elle, ne mérite nulle confiance. La triche me semble au contraire parfaitement gaie et joyeuse, celles et ceux qui la pratiquent le savent. J’ai vu des tricheurs qui connaissaient pourtant individuellement la réponse. Il s’agit de demander à la triche de nous rendre capables de redéployer d’autres manières de connaître.»

Une pratique managériale s’introduit dans le secondaire

L’école invente la réussite aussi bien que l’échec. Thierry Drumm attire l’attention sur les raisons, les enjeux et les conséquences désastreuses de la fabrication de la connaissance.

«L’école telle qu’elle fonctionne actuellement prépare les élèves à mener une vie dans laquelle la solidarité et les expérimentations politiques collectives ne pourront éventuellement se produire que dans des conditions de rareté, de bonne volonté ou de clandestinité laissée à leur appréciation privée. C’est-à-dire rendues par avance exceptionnelles.»

L’organisation de l’enseignement change… «Les établissements d’enseignement secondaire sont, en effet, régis de plus en plus fortement par des adaptations d’inspiration managériale et néolibérale, allant jusqu’à envisager l’embauche des enseignants par des chefs d’établissements, investis du pouvoir d’évaluer les compétences dont l’enseignant-autoentrepreneur pourra faire bénéficier le groupe scolaire. On étend d’une certaine façon aux enseignants ce qu’ils font eux-mêmes aux élèves.»

Le chercheur cite Isabelle Stengers qui a enseigné la philosophie des sciences à l’ULB après avoir donné cours dans le secondaire pendant plusieurs années: «L’école n’est pas hospitalière. Elle est juste, ce qui signifie seulement qu’elle traite chacun comme un autre. Initiant tous, enseignants et enseignés, à la vie des fantômes.»

Pour Thierry Drumm, il est donc urgent d’apprendre des tricheuses et tricheurs comment connaître autrement. Comment penser à plusieurs. Comment apprendre mutuellement.

Haut depage