Fractale… Ce mot, utilisé en sciences comme en économie ou en arts, ne date que de 1975. Son inventeur Benoît Mandelbrot s’inspire de l’adjectif latin «fractus», qui signifie «brisé» ou «fracassé», pour décrire son travail sur la rugosité.
Le mathématicien français d’origine polonaise veut transmettre l’idée de quelque chose d’irrégulier et de fragmentaire. Tout en s’assurant que son dérivé «fractaliste» sonne bien pour le qualifier. Presque toutes les formes familières de la nature sont rugueuses, irrégulières et fragmentées: nuages, montagnes, rivages, réseaux sanguins, alvéoles pulmonaires…
«Durant des siècles, l’idée même de mesurer la rugosité s’apparenta à un rêve inaccessible», racontait le père de la géométrie fractale de la nature et du dessin animé multifractal. «Pourtant, c’est à ce genre de rêve que j’ai consacré ma vie. J’ai proposé une théorie et montré qu’un nombre étonnant de questions très variées peuvent être traitées au moyen d’outils neufs et puissants. Ces outils remettent en question la vision conventionnelle de la nature dans la géométrie classique qui juge le rugueux informe.»
Chercheur chez IBM
Au cours d’une existence beaucoup moins linéaire qu’il ne l’aurait souhaité, Benoît Mandelbrot trouve la stabilité pendant 35 années au sein d’IBM Research au nord de New York. Couplées à 17 ans d’enseignement à l’Université Yale dans le Connecticut. Le chercheur entre chez IBM en 1958. Les laboratoires de développement ont quantité de postes à pourvoir d’urgence. Heureuse époque où les mordus de recherche scientifique, les excentriques, les électrons libres peuvent se livrer à des tâches passionnantes et bien rémunérées!
«L’expérience non conformiste d’IBM Research me conforte dans ma conviction que les classements aux examens sont tout à fait secondaires», soulignait Benoît Mandelbrot. «Je pense que mes nombreux coups de chance peuvent être attribués au fait que je suis toujours attentif et curieux. Lorsque je cherche, je regarde, je regarde et je joue avec les images.»
L’accès à l’imagerie de synthèse ne se fait pas en un jour… «À la fin des années 1960, j’ai pu commencer à représenter des côtes fractales artificielles, mais pas le relief entier, qui était pourtant calculé par ordinateur. Vers 1970, les appareils d’enregistrement graphique devinrent électroniques. Un accessoire particulier permettait aussi de photographier l’écran avec un Polaroid. Les toutes premières images obtenues par ce procédé furent les reliefs montagneux fractals.»
La bonne personne au bon endroit
En étudiant les variations du cours du coton, le mathématicien entre dans le monde de la finance et de la volatilité des prix. Personne ne parvenait à faire coïncider les données avec le modèle statistique existant.
«L’ordinateur m’aida à relever les failles. Ce qui m’amena notamment à formuler la distinction entre deux états de hasard très différents, les hasards bénin et sauvage. À ma connaissance, tous les travaux antérieurs sur les prix ne tenaient pas compte de cet état sauvage et reposaient sur une réalité régie par un hasard dit propre, donc bénin. Je découvris que les valeurs aberrantes sont essentielles à la finance. J’ai développé un modèle multifractal qui abordait le problème de l’intermittence de la turbulence. Je voulais décrire plus fidèlement les faits connus et aider l’ingénierie financière à se bonifier.»
Comment naît l’ensemble de Mandelbrot? «Comme tout objet mathématique, il fut là de tout temps, mais une trajectoire de vie particulière fit de moi la bonne personne au bon endroit. Je fus le premier à inspecter cet objet. Très tôt j’ai appris que, pour un chercheur, atteindre le nirvana consiste à s’emparer d’un problème non résolu formulé de longue date et à le résoudre.»
En 1975, les éditions Flammarion prennent le risque de publier «Les objets fractals». Elles proposent aujourd’hui «La forme de vie», 25 euros, traduction française des Mémoires du chercheur né en 1924. Le témoignage d’un homme déraisonnable disparu en 2010. Après avoir procédé à la révision de son dernier livre.