La presse va mal en Europe. Le modèle économique du secteur est largement remis en cause par la domination des grandes plateformes en ligne. Précarisés, les journalistes sont aussi de plus en plus souvent l’objet de violences verbales et physiques, dénigrés dans leur fonction de contre-pouvoir. Les Etats tardent à accorder la protection qu’ils méritent aux “chiens de garde de la démocratie”. Véritable socle de la profession, la protection des sources pâtit des mesures liberticides initiées par de nombreux gouvernements, y compris dans les vieilles démocraties européennes. La récente adoption du Règlement européen sur la liberté des médias illustre l’hypocrisie des Etats, qui prétendent défendre la liberté des citoyens d’accéder à l’information, mais refusent de prendre les mesures qui s’imposent pour garantir ce droit fondamental.
Des journalistes emprisonnés
Les journalistes sont de plus en plus exposés à des vents juridiques contraires en Europe. La profession est prise en tenaille entre des législations restrictives, qui entravent le droit d’accéder à l’information, et une absence de régulation des nouvelles menaces. Parmi ces dernières, le déploiement de logiciels espions ou les procédures judiciaires abusives, les procès-bâillons (ou Slapp, acronyme de Strategic Lawsuits Against Public Participation), arme de dissuasion massive contre un journalisme qui ose questionner les détenteurs de pouvoir.
Partout en Europe, les journalistes sont de plus en plus souvent considérés par le pouvoir en place comme des menaces pour la sécurité nationale. En Russie, au Belarus, en Azerbaïdjan, en Turquie, mais aussi en Pologne et au Royaume-Uni, des journalistes sont en prison, juste pour avoir fait leur travail. Des impératifs sécuritaires sont invoqués pour justifier l’emprisonnement des 134 journalistes qui se trouvent actuellement derrière les barreaux en Europe, souvent accusés d’« extrémisme » voire de « terrorisme ».
Les violations de la liberté de la presse ne sont plus l’apanage des régimes autoritaires. En France, le 19 septembre 2023, des agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ont perquisitionné le domicile d’Ariane Lavrilleux, journaliste du média d’investigation français Disclose, et l’ont placée en garde à vue pour « compromission de secrets de la défense nationale ». Son prétendu crime: avoir révélé la complicité de la France dans les assassinats politiques perpétrés par le régime égyptien. En Finlande, le 27 janvier 2023, un tribunal d’Helsinki a reconnu deux journalistes du quotidien Helsingin Sanomat coupables d’avoir divulgué des informations classifiées au titre de la sécurité de l’État.
Législations restrictives envers les médias
Les journalistes du continent sont désormais la cible d’une surveillance accrue, qui compromet la protection de leurs sources, les pousse à l’autocensure et peut même les dissuader d’enquêter sur des sujets sensibles. En 2021, le scandale du logiciel espion Pegasus, révélé par le site Forbidden Stories, a démontré que des logiciels espions illégaux avaient été utilisés pour surveiller des journalistes en Azerbaïdjan, en Belgique, en France, en Hongrie, en Espagne et en Pologne, sans que les États concernés adoptent les mesures de protection adéquates.
Tout au contraire. En 2023, plusieurs gouvernements ont proposé ou introduit des législations restrictives envers les médias. En Hongrie, un projet de loi visant à « protéger la souveraineté nationale » se propose d’octroyer à un nouvel « Office de protection de la souveraineté » la compétence d’identifier toute « tentative de désinformation ». En Croatie, le gouvernement a tenté d’entraver le droit des journalistes à critiquer les instances judiciaires. Le Royaume-Uni, quant à lui, a proposé d’élargir la définition de l’« extrémisme », quitte à restreindre la capacité des médias à enquêter sur certains sujets.
C’est le grand paradoxe de l’époque : au moment même où les journalistes sont de plus en plus exposés aux menaces de tous ordres, les pouvoirs publics tardent à déployer l’arsenal législatif qui protégerait le droit des citoyens à accéder à l’information. Les gouvernements proclament, la main sur le cœur, leur attachement à la liberté de la presse, mais ne prennent aucune mesure concrète susceptible de la consolider. Le débat tendu sur le projet de règlement européen sur la liberté de la presse (le European Media Freedom Act) illustre parfaitement les tensions croissantes entre impératifs régaliens et libertés publiques.
Autorisation de l’espionnage des journalistes sous strictes conditions
On peut, sur le principe, se féliciter que l’Europe des Vingt-Sept ait voulu se doter d’une législation sur la liberté de la presse immédiatement applicable à ses pays membres. Cette belle ambition, initiée par la Commission européenne en janvier 2022, a néanmoins viré deux ans plus tard au bras de fer entre défenseurs de la liberté de la presse et gouvernements. En cause : une série de dispositions censées harmoniser la protection des sources journalistiques, notamment en balisant strictement le recours aux logiciels espions.
Selon le dernier rapport « Media Pluralism Monitor », la protection des sources journalistiques laisse à désirer dans onze États membres ou candidats à l’adhésion à l’UE : Grèce, surtout, mais aussi Albanie, Bulgarie, Espagne, Estonie, France, Irlande, Italie, Monténégro, Pays-Bas et Pologne. Autre indicateur sensible : nombre d’États européens se sont vu condamner par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour violation de ce pilier de la liberté d’informer : France (à plusieurs reprises), Belgique, Luxembourg, Suisse, Autriche, Pays-Bas, Norvège, Royaume-Uni, Lettonie, Turquie, Ukraine et Russie.
La plateforme du Conseil de l’Europe pour la Protection du Journalisme, inaugurée en 2015, comporte plus de 160 alertes relatives à ce type d’atteintes à l’exercice du journalisme. À ce titre, les récents scandales de déploiement des logiciels espions Pegasus et Predator ont mis au jour des dizaines de cas de surveillance de journalistes en Grèce, en Azerbaïdjan, en Arménie, en Hongrie, en France, en Belgique, en Espagne et en Lettonie. Enfin, le rapport Pega, adopté le 8 mai 2023 par le Parlement européen, constate que « la sécurité nationale a été utilisée comme prétexte par les États membres de l’UE pour justifier des mesures illégales et intrusives à l’encontre des journalistes ».
Le 27 septembre 2023, quatre-vingts organisations de la société civile, dont nombre de syndicats européens de journalistes, ont appelé le Parlement des Vingt-Sept à intégrer dans le projet de règlement Emfa (European Media Freedom Act) une interdiction inconditionnelle de l’usage de logiciels espions contre des journalistes. Cet appel des journalistes n’a, hélas, pas été entendu. Une majorité d’eurodéputés – par 384 voix contre 212 (les opposants à cette mesure réunissant principalement les élus écologistes et de la gauche dite radicale)- a, en effet, voté un amendement autorisant l’espionnage des journalistes sous strictes conditions (notamment l’autorisation préalable de la surveillance par un juge indépendant). Or, le texte adopté avance que la surveillance ne peut en aucun cas compromettre le secret des sources. Une absurdité !
Bruxelles contre Strasbourg
Sept États membres de l’UE – France, Italie, Grèce, Suède, Finlande, Chypre et Malte – ont même tenté de diluer davantage encore les garanties de protection des sources. Le gouvernement français s’est montré le plus offensif, à l’initiative des ministères des Armées et de l’Intérieur, en exigeant une exception au principe de protection pour toute situation de nature à mettre en cause « la sécurité nationale ». En clair, une légalisation de l’espionnage des journalistes par les autorités sous de vagues prétextes sécuritaires.
Fait rare, le 30 novembre 2023, l’ensemble des organisations représentatives des travailleurs des médias – la Fédération européenne des journalistes et ses affiliés nationaux –, et des fédérations patronales du secteur ont exhorté, ensemble, les décideurs européens à renoncer aux dispositions de l’Emfa qui, au nom de la sécurité nationale, autoriseraient les États à espionner les journalistes via leurs téléphones, ordinateurs ou tablettes.
Le 15 décembre 2023, Etats membres et Parlement européen s’accordaient finalement sur une version de l’Emfa qui ne comporte plus de mention explicite de l’exception pour impératifs de sécurité nationale. Une défaite pour la France et ses alliés. Mais le texte final n’offre pas la protection maximale espérée par la profession.
Au fond, le cheminement de l’Emfa n’est pas sans rappeler celui d’autres législations, comme la directive européenne sur le secret des affaires, adoptée en juin 2016, ou la directive sur les procédures bâillons. Un schéma désormais classique s’impose: la Commission européenne propose une épure insatisfaisante, que le Parlement européen amende dans l’esprit d’une protection accrue des droits fondamentaux, avant que le Conseil de l’Union européenne, soit les gouvernements nationaux, s’empresse de diluer le texte.
Les négociations opaques entre les trois pouvoirs de l’Union, les « trilogues », tournent généralement à l’avantage des États et des options illibérales et autoritaires qu’ils défendent. C’est ainsi que Bruxelles vient de s’accorder sur un règlement européen sur la liberté de la presse – le premier du genre, dans l’histoire de l’Union – dont les standards juridiques s’avèrent moins protecteurs que ceux établis, à Strasbourg, par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées mondiales proclamées par l’Assemblée générale de l’ONU.
Aujourd’hui, la Journée mondiale de la liberté de la presse.