La pratique du vélo s’inscrit comme un remède efficace à l’accélération sociale et à l’aliénation de nos sociétés hypermodernes qui privilégient la rapidité et la performance. Toutefois, hommes et femmes ne sont pas égaux face à cette pratique.
Selon les données de l’ONU, on compte ainsi trois à quatre fois plus d’hommes que de femmes à vélo sur les routes. Bien souvent, les femmes sont confrontées à la pression de la « double journée », ajoutant à leur journée de travail le temps « contraint » lié aux tâches domestiques et familiales dont elles sont encore majoritairement responsables.
Dans cette carte blanche, rédigée à l’occasion de la journée internationale du vélo des Nations-Unies, nous nous penchons sur cette problématique étudiée dans le cadre d’une thèse de doctorat consacrée à la mobilité active au féminin.
Accélération sociale et aliénation
Dans la société hypermoderne que nous connaissons, tout s’accélère : le progrès technologique est fulgurant, les valeurs modernes évoluent rapidement vers toujours plus d’autonomie et d’efficacité tandis que les repères traditionnels (famille, religion, institutions) s’estompent. Ce contexte exacerbe l’individualisme et plonge l’être humain dans une tension constante entre liberté et anxiété, plaisir immédiat et incertitude. La vitesse – qu’elle soit professionnelle, relationnelle ou médiatique – est devenue la norme.
Premièrement, l’accélération technologique conduit à l’hyperconnexion et une dépendance aux technologies. L’individu organise son quotidien à travers des dispositifs numériques qui, tout en le rendant plus autonome, le sédentarisent et l’emprisonnent dans des flux d’information incessants. Deuxièmement, l’accélération de nos rythmes de vie se caractérise par la multiplication des tâches et des interactions par unité de temps. L’individu éprouve dès lors de plus en plus de difficultés à se détacher, à se concentrer ou, simplement, à vivre pleinement le moment présent. Enfin, l’accélération est également structurelle et institutionnelle : on change de plus en plus rapidement d’affectation professionnelle, d’employeur, de partenaire ou de structure familiale. De tels changements incessants s’observent également au niveau politique, économique, scientifique, médiatique, etc.
Dans ce contexte d’accélération, l’économiste et sociologue américain Jeremy Rifkin (1987) introduit la notion de « ghetto temporel », désignant un espace mental dans lequel l’individu, débordé, ne parvient plus à dégager du temps pour le repos ou la réflexion.
Selon Rosa, la conséquence majeure en est l’aliénation, marquée par une rupture du lien authentique à soi-même et au monde. Dans cette société de l’instantané, les expériences profondes et les repères durables se raréfient. Devenus « malades du temps », nous poursuivons un temps insaisissable, ce qui entraîne une perte de sens, une fragilité identitaire et un mal-être grandissant. Le burn-out, de plus en plus fréquent, en est l’un des symptômes. L’individu, pris dans cette instabilité permanente, est contraint de se réinventer sans cesse, souvent avec le sentiment de ne plus choisir sa vie, mais de la subir.
L’accélération au féminin
Dans ce contexte d’accélération sociale, les femmes sont confrontées non seulement aux rythmes soutenus de la société hypermoderne, mais également à une charge supplémentaire que la sociologue Arlie Hochschild (1989) qualifie de « second shift ». Elle la définit comme l’ensemble des tâches domestiques et familiales – préparation des repas, gestion des courses, entretien du foyer, accompagnement des enfants ou de proches dépendants – qui s’ajoutent à la journée de travail. Les femmes y consacrent en moyenne une heure et demie de plus par jour que les hommes, selon les données d’Eurostat.
Cette « double journée » implique une multiplication et un enchaînement des tâches, ainsi qu’une charge mentale résultant du travail invisible de planification, d’organisation et d’anticipation de l’ensemble de ces responsabilités. Par conséquent, le rapport au temps des femmes est fragmenté : les moments de repos ou de réflexion sont non seulement limités, mais aussi morcelés, transformés en simples interstices entre deux tâches.
Rosa d’évoquer une « famine temporelle » qui conduit l’individu à tenter d’accomplir plus en moins de temps. Le présent devient transition, le plaisir de vivre l’instant est sacrifié sur l’autel de la productivité domestique et professionnelle. Pour Hochschild, cette situation engendre un sentiment d’épuisement et l’impression de manquer de temps ou d’être perpétuellement en retard. Stress et aliénation tendent ainsi à se cristalliser.
Décélérer et « résonner » pour mieux vivre
Pour faire face à cette aliénation croissante de l’hypermodernité, Hartmut Rosa (2018) propose de décélérer pour mieux « résonner » avec soi-même et avec le monde qui nous entoure. Il définit cette résonance comme une relation vivante et transformatrice entre l’individu et le monde. Pour l’atteindre, il s’agit de se laisser toucher profondément par un objet ou une situation, d’y répondre de façon authentique, d’être transformé par cette interaction et d’accepter son caractère imprévisible. La résonance est l’antidote à l’aliénation : elle redonne du sens et crée une connexion véritable avec le monde. Elle ne se planifie pas, mais peut être favorisée en repensant nos modes de vie, nos rythmes, et nos engagements.
Pour Rosa, la résonance est plus susceptible de se produire dans des « oasis de décélération », des espaces qui permettent aux individus de s’abriter spatialement et socialement des forces d’accélération de la société hypermoderne, et de vivre « une expérience plus lente du temps ». Se retirer dans un gîte en pleine nature, faire une retraite dans un monastère ou s’immerger dans la lecture d’un roman captivant en sont autant d’exemples.
En favorisant un ralentissement volontaire du rythme de vie, ces lieux ou ces moments sont propices à la récupération physique et mentale. Certaines pratiques de consommation elles-mêmes peuvent devenir des leviers de cette décélération et constituer un axe de résonnance, comme l’ont montré Husemann et Eckhardt (2019) à travers une étude des pèlerins de Compostelle.
La pratique du vélo : mieux « résonner » avec soi-même et avec le monde
La mobilité active, à travers la marche à pied ou le vélo, pratiquée dans un contexte de loisirs ou même dans le cadre professionnel, représente aussi une oasis propice à ralentir le temps et à libérer les esprits. Elle intègre pleinement les trois formes de décélération mises en lumière par Husemann et Eckhardt.
Tout d’abord, à travers la pratique du vélo, la décélération est incarnée par le mouvement lent et la contrainte physique du pédalage. La décélération est également technologique : la pratique du vélo limite fortement l’usage du numérique, en favorisant les interactions humaines et avec l’environnement naturel. Enfin, la décélération est épisodique dans la mesure où la mobilité active simplifie les choix – un trajet, une trajectoire – et réduit la complexité des expériences. Ainsi, par exemple, se rendre au travail à vélo ne nécessite pas de vérifier l’état des embouteillages sur les routes ou les horaires des transports en commun.
La pratique du vélo par les femmes : reconquérir le temps
Dans un quotidien structuré par la « double journée » décrite ci-dessus, la mobilité des femmes prend souvent la forme d’un maillage de déplacements fragmentés et répétés : trajets vers le travail, l’école des enfants, le supermarché, ou d’autres impératifs domestiques et familiaux (médecin, activité de loisirs, etc.). Pour gagner du temps, les femmes privilégient le plus souvent la voiture pour effectuer ces déplacements, ce qui accentue encore l’accélération, le stress d’arriver à temps et le sentiment d’aliénation. Au contraire, la pratique du vélo peut représenter pour les femmes une oasis, un moment de suspension de la cadence imposée par les sphères professionnelle et domestique, le temps d’un trajet.
Une enquête qualitative que nous avons menée en Wallonie sur les pratiques de mobilité active des femmes met ainsi en lumière que les trajets à vélo sont perçus comme « un moment zen », qui « vide la tête » ; un « temps à soi » entre deux responsabilités ; un espace de « liberté » et d’autonomie où elles se sentent « libres ».
Le vélo devient un refuge où la pression décroît et où on peut expérimenter une forme de présence à soi. La pratique du vélo est également associée à la santé physique et mentale. Les participantes évoquent un renforcement musculaire, une meilleure régulation de la respiration ou de la tension artérielle, ainsi qu’une réduction du stress et des tensions superflues, en échappant notamment aux embouteillages. Le vélo permet aussi d’intégrer une forme d’activité physique dans son quotidien, sans devoir y consacrer du temps additionnel, comme le nécessite une séance de salle de sport. Par ailleurs, la pratique du vélo favorise la reconnexion à l’environnement (observation du paysage, découverte de l’architecture, connaissance fine de son quartier, etc.) et les interactions sociales (saluts échangés, complicité entre cyclistes, moments partagés en famille ou entre amis).
Néanmoins, la pratique du vélo peut représenter une charge mentale supplémentaire (se préparer, s’équiper, transporter des enfants…) et, dans certains contextes, le vélo peut être perçu comme un mode de déplacement trop lent, dangereux dans le trafic urbain ou peu adapté à la multiplicité des contraintes personnelles ou sociales.
En conclusion, la société hypermoderne valorise l’accélération, mais, loin d’être synonyme de progrès, ce rythme effréné fragilise l’individu, en particulier les femmes, déjà confrontées à la surcharge de la « double journée ». En cultivant des oasis de lenteur et de résonance, il devient possible de retrouver du sens, de la présence et de la cohérence intérieure. La pratique du vélo est précisément une manière de décélérer, tant physiquement que mentalement, et de mieux habiter le monde. Se déplacer plus lentement devient alors synonyme de richesse et de recentrage.
Note: À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées ou semaines mondiales des Nations-Unies. Aujourd’hui, la journée internationale de la bicyclette.