Le rêve, le cauchemar et la lucidité

4 juin 2025
par Camille Stassart
Temps de lecture : 10 minutes

Série : SLEEP (5/5)

Que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque nous rêvons ? Comment parvient-il à tisser, nuit après nuit, ces scénarios tantôt absurdes, tantôt triviaux ? Et surtout, pourquoi rêvons-nous ? Si les songes ont toujours fasciné, la science peine encore à percer leurs mystères. Certains nous transportent dans des mondes étranges, quand d’autres se transforment en cauchemars… voire en rêves lucides, quand le dormeur prend conscience qu’il est en train de rêver. En Belgique, une poignée de chercheurs s’efforce d’étudier ces phénomènes afin de mieux comprendre le fonctionnement de nos esprits.

Un cerveau qui rêve en silence

Les connaissances scientifiques sur l’expérience onirique se conjuguent souvent au conditionnel. La principale raison est que le songe n’entraîne pas de signal particulier dans le cerveau. Ou du moins, s’il existe, il n’a pas encore été découvert. Aucun outil d’imagerie cérébrale actuelle ne peut donc déterminer avec certitude si une personne est en train de rêver, ou non. Pour le savoir, les chercheurs se fondent sur le rapportage de sujets étudiés.

« Il faut réveiller la personne pour qu’elle nous confirme avoir rêvé et en partage son contenu. Dans ce contexte, on ignore de quoi rêvent les bébés, voire s’ils rêvent réellement », fait savoir Aurore Roland, doctorante FWO (équivalent flamand du FNRS) à la Vrije Universiteit Brussel, psychologue clinicienne et autrice de l’ouvrage Wat onze dromen ons (niet) vertellen (2024) (Ce que nos rêves (ne) nous disent (pas), non traduit en français) », qui revient sur les dernières découvertes en la matière.

Ce que la science connaît des rêves, elle l’a appris en croisant les retours de participants et les données de l’imagerie, permettant d’établir des corrélations entre les songes, les phases du sommeil et l’activité de certaines régions du cerveau.

Dans les coulisses de nos songes

« On sait ainsi que les rêves surviennent surtout en phase paradoxale, mais qu’ils peuvent aussi se produire en sommeil lent léger », rappelle la chercheuse. C’est pourquoi il arrive de rêver lors de siestes, bien qu’on n’ait pas le temps d’atteindre le sommeil paradoxal.

« Leurs caractéristiques diffèrent cependant : en sommeil lent léger, les rêves sont souvent moins vifs et d’un contenu banal, tandis qu’en sommeil paradoxal, ils sont plus intenses, émotionnels et potentiellement bizarres. Leur forte charge émotionnelle s’expliquerait par une activation accrue du système limbique lors de cette phase », un groupe de structures impliquées dans les comportements instinctifs, les émotions et la mémoire. « Les événements étranges qui s’y passent résulteraient de l’inhibition de certaines zones du cortex préfrontal, responsables de la logique. »

A la question de savoir pourquoi le cerveau produit ces songes, il n’y a pas de consensus. « Une idée populaire dans la recherche avance que les rêves régulent les émotions. Certains disent aussi qu’ils n’ont pas de fonction et reflètent simplement le rôle du sommeil dans cette régulation. Ce ne serait qu’un épiphénomène, un phénomène accessoire. »

La théorie de la simulation de menace et de la simulation sociale postule, de son côté, que les songes servent à nous entraîner à réagir à des situations menaçantes ou sociales spécifiques. Une autre théorie propose qu’ils jouent un rôle dans la consolidation de la mémoire.

Système limbique © Society of Neuroscience (2017)
Système limbique © Society of Neuroscience (2017)

Souvenirs réels et émotions : les ingrédients de nos rêves

De fait, si les rêves peuvent être farfelus, ils s’appuient sur des souvenirs et événements bien réels. « On estime ainsi que tous les protagonistes présents dans nos songes sont des personnes qu’on a déjà vues dans la réalité », indique Aurore Roland. On a davantage de chance de rêver de personnes, de lieux ou d’expériences qui ont une importance particulière pour nous : « Les études sur la mémoire montrent que plus on attribue une valeur émotionnelle élevée à une chose, mieux on s’en souviendra. C’est pourquoi les sportifs professionnels rêvent souvent de leur discipline ou les femmes enceintes d’accouchements : cela occupe intensément leur esprit. »

Par ailleurs, les rêves peuvent, à leur tour, devenir des souvenirs. « Pour s’en rappeler, on pense que l’on doit se réveiller juste après. L’activité cérébrale au cours du songe exerce aussi son influence. Il peut arriver qu’il soit stocké dans la mémoire sans pouvoir être récupéré ». Ne pas se souvenir d’un rêve ne signifie donc pas que nous n’avons pas rêvé.

Le cauchemar, un rêve qui nous réveille

En termes de contenu, la recherche a mis en évidence que nos songes sont rarement enchanteurs. Pour autant, un mauvais rêve diffère d’un cauchemar : « Le cauchemar idiopathique, sans cause évidente, apparaît exclusivement en phase paradoxale et est marqué par des émotions négatives fortes, au point de réveiller la personne. Généralement, c’est la peur qui domine : on se sent en danger, ce qui active notre système nerveux et nous tire du sommeil », développe la doctorante.

Si faire quelques cauchemars par an est normal, certains en font plus souvent, pour des raisons encore floues. Dans une revue de la littérature parue il y a quelques semaines, la chercheuse a exploré les liens entre fréquence des cauchemars et personnalité. Selon le modèle des « Big Five », cette dernière repose sur une combinaison de 5 traits, présents à des degrés variables : ouverture à l’expérience, agréabilité, extraversion, conscience morale et névrosisme.

La publication épingle un lien clair entre la fréquence de cauchemars et les individus présentant un névrosisme élevé, plus sensibles au stress, à l’échec et aux émotions négatives. Une association s’observe aussi avec l’ouverture à l’expérience, associée à la curiosité, à l’imagination et à l’attrait pour la nouveauté. « Mais ce lien est potentiellement indirect, car ces personnes semblent rêver davantage. »

Pour atténuer les cauchemars récurrents, un phénomène connu depuis des siècles, mais encore peu exploré par la recherche, présente des résultats prometteurs : les rêves lucides (RL).

L’éveil de la conscience en plein sommeil

Alors que la plupart des gens réalisent au réveil qu’ils étaient en train de rêver, les rêveurs lucides, eux, savent qu’ils se trouvent dans un songe. « L’expérience la plus commune est le rêve lucide spontané : la lucidité survient au cours du rêve, on récupère la conscience d’un seul coup. C’est assez indescriptible », convient Stéphane Carapelle, rêveur lucide et étudiant au Coma Science Group à l’ULiège, dont le mémoire de fin d’études porte sur une revue de la littérature de l’utilisation des RL dans le traitement potentiel de la douleur.

D’après une publication scientifique, plus d’une personne sur deux en fait l’expérience au moins une fois au cours de sa vie. Et plus d’une personne sur cinq l’expérimente au moins une fois par mois. Le phénomène peut apparaître quand on ressent de fortes émotions, ou encore quand on réalise la présence d’anomalies.

« C’est de cette façon que j’ai atteint la lucidité pour la première fois, il y a quelques années », signale Olivia Gosseries, chercheuse qualifiée FNRS à la tête du Coma Science Group et promotrice des travaux de Stéphane Carapelle. « En plein rêve, je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Que c’était impossible. C’est là que j’ai compris, en une seconde, que je rêvais. Le fait d’en prendre conscience m’a d’ailleurs réveillée », sourit la neuropsychologue.

Dre Gosseries préparant un sujet lors de son postdoctorat à l’Université du Wisconsin © J.F. Storm

Une expérience positive qui s’apprend

A côté des RL spontanés, il est possible d’apprendre à les induire à travers de nombreuses techniques. L’une des plus connues consiste à réaliser des « tests de réalité ». On peut, par exemple, se demander comment on est arrivé à cet instant précis en repensant à la journée écoulée, car, dans un rêve, la mémoire est généralement limitée. « Un autre test de réalité consiste à observer ses mains. Dans un rêve, celles-ci sont souvent difformes, avec plus de 5 doigts, des trous dans les paumes… », nous apprennent les deux spécialistes.

Malgré ce type de bizarrerie, vivre un RL est souvent jugé agréable, comportant plus d’émotions positives qu’un songe normal. Certains rêveurs parviennent même à en influencer le contenu. D’où son intérêt pour réduire la fréquence ou l’impact des cauchemars. Aussi, dans une population en bonne santé, ces rêves sont généralement associés à une meilleure régulation émotionnelle et à un bien-être psychologique renforcé.

Cortex préfrontal © Society of Neuroscience (2017)
Précuneus © Society of Neuroscience (2017)

Les rêves lucides, une fenêtre sur la conscience

En parallèle, l’étude des RL offre aussi des perspectives fascinantes pour mieux appréhender le fonctionnement de la conscience. La recherche actuelle repose, comme pour les rêves normaux, sur les données d’imagerie et le retour subjectifs des sujets. A la différence que les rêveurs lucides sont capables de signaler, durant leur sommeil, qu’ils rêvent.

« Bien qu’ils soient endormis (comme le montre l’imagerie), ils restent capables de faire de petits mouvements corporels », précise la Pre Gosseries. De fait, s’ils n’ont pas conscience de leur corps dans la réalité, ils en ont bel et bien conscience dans leur rêve. « Lorsqu’ils atteignent la lucidité, on peut leur demander d’effectuer un mouvement oculaire gauche-droite-gauche-droite toutes les 30 secondes, sachant que la durée d’un rêve correspond souvent au temps écoulé dans la réalité. Il nous faut environ 5 minutes d’enregistrement pour analyser correctement les données d’imagerie. »

La difficulté est qu’un RL dure rarement plus de quelques minutes. « Pour prolonger l’expérience, une stratégie consiste à amplifier les sensations corporelles dans le rêve. Faire des roulades, par exemple, va aider à s’ancrer dans l’environnement onirique », témoigne Stéphane Carapelle. « Souvent, ça va modifier le décor du rêve ! », confirme Olivia Gosseries.

Les travaux sur le sujet ont ainsi permis d’apprendre que certaines régions cérébrales se réactivent lors de ces rêves, comme le cortex préfrontal dorsolatéral et le précuneus, situé dans la face interne du lobe pariétal. Des zones normalement inhibées durant le sommeil paradoxal. Ce qui confirme que le RL est un état de conscience particulier. « L’étudier et le comparer à d’autres états, comme l’hypnose ou la transe, permettrait de mieux cerner les mécanismes neuronaux de la conscience et, à terme, d’utiliser ces enseignements pour améliorer la condition des patients à la conscience altérée », conclut la Pre Gosseries.

 

 

Cette enquête dénommée SLEEP (SommeiL, Eclairage, Enjeux et Perspectives) a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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