Qui donne le ton à la planète entière en ce qui concerne l’économie digitale? Les Etats-Unis et ses géants de la « tech »? La Chine et ses formidables capacités de production? Pas du tout! En matière de protection des citoyens, c’est l’Union européenne qui mène la danse. « C’est l’Europe qui est aux commandes, et qui génère le « Brussels effect », l’effet de Bruxelles », assène la Professeure de droit Anu Bradford, de l’université Columbia, à New York.
Invitée à la Solvay Brussels School of Economics and Management (ULB) par Wallonie-Bruxelles international, la chercheuse a détaillé son point de vue, qui a fait l’objet d’un livre publié en 2020 (The Brussels Effect : How the European Union Rules the World).
L’Union européenne fixe les règles
« Le Brussels effect fait référence au pouvoir formel et informel de l’Union européenne quand elle réglemente l’économie digitale, comme elle l’a fait avec le RGPD (la protection des données) », dit-elle.
« Non seulement cela concerne évidemment le marché européen, mais aussi les marchés mondiaux. Les fournisseurs de biens et de services digitaux, partout dans le monde, doivent tenir compte de la réglementation européenne s’ils veulent développer leurs activités en Europe. Je remarque que les grandes entreprises high tech américaines utilisent désormais le RGPD comme une de leurs règles de base, alors qu’elles n’y sont pas obligées. Pourquoi? C’est le Brussels effect. Très peu d’entreprises peuvent se passer du marché européen. »
« L’Union européenne influence ainsi les systèmes juridiques bien au-delà des États membres de l’UE », a-t-elle martelé lors de son passage à l’Ecole de commerce Solvay, qui fête cette année son 120e anniversaire.
C’est en effet en 1903 que l’Ecole de commerce a vu le jour, grâce au financement alloué par Ernest Solvay, rappelait le Pr Bruno Van Pottelsberghe, doyen de la Solvay Brussels School of Economics and Management, lors de la visite de Pre Bradford.
La planète numérique est concernée
Mais pourquoi le Brussels Effect n’est-il pas contrebalancé par un Washington Effect sur le plan des réglementations? « Ce n’est pas la taille du marché qui compte », analyse Anu Bradford, « mais bien l’expertise des institutions. A Washington, je ne décèle pas la même volonté politique de réguler l’économie digitale. L’Union européenne a dès lors pris sa place dans ce contexte. Elle a occupé un vide, une place libre. Ce qui la rend désormais importante dans cette dimension. Avec tout ce que cela suppose comme effets collatéraux sur les marchés tiers. L’Europe a pris ici un avantage économique clair, qui protège également sa compétitivité. »
Le RGPD n’est pas le seul règlement européen concerné par le Brussels Effect. Avec la transformation numérique en cours, l’Union européenne fait également évoluer son cadre réglementaire dans de nombreux autres domaines liés au numérique. Pointons, par exemple, l’intelligence artificielle, la gouvernance des données, les services numériques.
Cette année nous en donne de nouveaux exemples. En mai 2023, le Digital Market Act et le Digital Service Act européens sont entrés en vigueur.
Garanties démocratiques
« Ces textes auront un impact sur les activités des grands acteurs du numérique, comme Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, mais aussi sur les plateformes de partage de vidéos et de musique, les sites de réservations touristiques, les « app stores », les réseaux sociaux ou les « marketplaces ». L’objectif est de faciliter l’avènement de nouveaux acteurs et de les rendre responsables de ce qu’ils distribuent », relève le Centre européen des consommateurs.
« Ces plateformes ne seront plus autorisées à privilégier l’accès à leurs propres produits et services. Elles doivent également rendre transparents les algorithmes qu’elles utilisent pour influencer le comportement des consommateurs. Elles devront aussi mieux filtrer les vendeurs en ligne et interdire les entreprises malhonnêtes », relayait le journal l’Echo à ce propos.
Au final, dans ce triangle Europe-Etats-Unis-Chine, qui en sort gagnant? La Pre Bradford a sa petite idée. Elle la détaillera dans son prochain livre, consacré à ces trois empires numériques.
« Il y a désormais une prise de conscience concernant l’intérêt du modèle européen », dit-elle. « Il offre de meilleures garanties dans un monde démocratique. Mais je pointe aussi deux faiblesses dans ce contexte. L’Europe peut réguler le marché mondial de la technologie digitale, mais elle ne dispose pas de géants de cette même « tech ». Cela pose question. »