Steven Laureys © Michel Houet

Steven Laureys : « Prenons soin de notre conscience dès l’école primaire »

5 avril 2024
Carte Blanche par Dr Steven Laureys
Durée de lecture : 5 min

« Comment ça va? » La question est simple, banale, entendue de multiples fois sur une journée. Quasi rituelle, cette amorce de conversation est pourtant trop souvent vidée de son sens. « Comment ça va? » Cela peut concerner l’état physique de la personne à laquelle on s’adresse. J’ai faim, j’ai froid, j’ai mal…

On l’oublie un peu vite, mais cette question porte aussi et nécessairement sur la santé psychique de son interlocuteur. Je suis fatigué, je suis triste, je suis déboussolé… « Comment ça va? » Ces trois mots passe-partout devraient pourtant amener une autre réponse qu’un simple « Bien, et toi? », formulé tout aussi automatiquement. « Comment ça va? », « comment ça va vraiment ? » fait appel à notre conscience. Celle que nous avons de nous-mêmes, celle des autres. Et là, nous avons encore pas mal de chemin à parcourir.

Ma passion, c’est de comprendre la conscience, ce grand mystère qu’est notre univers intérieur. Le sujet est difficile à étudier. D’un point de vue scientifique, cela reste quelque chose qui nous échappe. Nous n’avons pas, aujourd’hui, de théorie de la conscience. Historiquement, cela relevait des domaines de la religion et de la philosophie. Je ne suis ni prêtre ni philosophe. Quand j’ai commencé à m’intéresser au sujet, dans les années 90, travailler sur la conscience pour un médecin-neurologue était encore un peu tabou. Ce qui, au passage, ne devrait pas l’être! Jamais un chercheur ne devrait s’autocensurer.

Étudier la conscience, tenter de mieux la cerner était tellement compliqué que des behavioristes comme Ivan Pavlov ou Burrhus Frederic Skinner estimaient qu’on ne pouvait raisonnablement rien en dire, juste mesurer ce qui entre dans notre tête et ce qui en sort. Alors que finalement, le plus important, c’est ce qui se passe entre ces deux moments.

La conscience, c’est ce qui nous distingue des machines, des logiciels. Cela porte sur nos ressentis, nos émotions, nos perceptions subjectives: tout ce qui nous différencie de l’intelligence artificielle. Même les algorithmes les plus sophistiqués du moment, ChatGPT et autres, ne pensent pas, ne ressentent rien.

Investir dans ce qui nous différencie des machines

Il est impératif que nous investissions davantage dans la (prise de) conscience, dans ce qui nous différencie des machines. Cela passe par l’éducation. L’éducation à nous-mêmes et à ce qu’on peut appeler les « soft skills », l’intelligence émotionnelle.

Aujourd’hui, nos sociétés négligent encore trop cet éveil à la conscience. Or, c’est là, et c’est une évidence, que pour vivre plus sainement, pour vivre mieux, ou simplement pour vivre bien, il faut investir. Investir dans un bon sommeil, dans nos relations sociales, donner une place à la méditation, etc. Des réflexes à développer pas uniquement quand le corps nous envoie des signaux d’alerte, quand on touche le fond, quand on fait un burn-out, une dépression, des céphalées de tension …

Pour cela, il ne faut pas se limiter à investir dans la connaissance. Il faut aussi investir dans le bien-être mental, dans l’éducation à la conscience. Ceci afin d’amener automatiquement des questions du genre « comment est-ce que je me sens aujourd’hui ?», « comment est-ce que tu te sens? », « comment pouvons-nous interagir ensemble ?». La perception d’autrui commence par la perception de soi. Et c’est très important. Il ne faudrait jamais perdre le contact avec soi-même.

C’est là quelque chose qui devrait s’apprendre dès le plus jeune âge. Un apprentissage à amorcer dès l’école primaire. On y dispense depuis longtemps des cours d’éducation physique, pour notre bien-être physique. Il est temps d’y miser aussi sur la prise de conscience de soi, sur notre bien-être émotionnel. Une conscience qui doit ensuite durer toute la vie.

Dans mon métier de soignant, il est important d’être empathique, compassionnel. Concrètement, on continue encore à trop négliger le volet lié à la conscience.

Au fil du temps, comme médecin neurologue, j’ai appris que mon job n’était pas uniquement de poser un diagnostic, de proposer un traitement avec un médicament ou une intervention. Il m’apparaît de plus en plus clair qu’il faut aussi s’intéresser à ce que ressent vraiment le patient, à ce qu’il vit à la maison et au travail, s’il dort bien, s’il fait du sport, comment il gère son stress, etc. Il faut lui donner un rôle plus actif, et l’inviter à investir dans une meilleure hygiène de vie.

Cela ne sert pas à grand-chose d’opter pour un antidouleur ou tout autre médicament si on ne s’intéresse pas au reste.

J’aimerais inviter chacun d’entre nous à prendre conscience de cette médecine qui donne un rôle plus central, plus actif à chaque citoyen. Ceci est d’autant plus urgent que notre médecine devient, chaque jour, plus hyper spécialisée, plus hyper technologique et où l’intelligence artificielle joue , elle aussi, un rôle croissant.

J’ai deux casquettes: celle du chercheur qui essaie de réduire notre ignorance globale quand on parle de ce grand mystère pour la science qu’est la conscience, et celle de l’interprète médecin qui traduit les résultats de recherches vers la clinique. Les deux ont besoin, comme chacun d’entre nous, d’une bonne dose de conscience pour développer notre résilience et surtout, permettre à notre cerveau de se reconnecter avec son humanité.

La prochaine fois qu’on vous demandera « Comment ça va ? », traduisez donc tout de suite cette interrogation en « Comment ça va, vraiment… ?». Et prenez peut-être le temps d’y réfléchir et de prendre mieux soin de vous… et des autres.

 

Steven Laureys © Dany Vachon

 

À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées mondiales proclamées par l’Assemblée générale de l’ONU.

Le neurologue Steven Laureys (FNRS, ULiège, Académie Royale de Médecine, ULaval, Harvard Medical School), Prix Francqui en 2017, auteur et conférencier ouvre cette série à l’occasion de la journée mondiale de la conscience.

Haut depage