A la frontière entre foi affirmée et refus catégorique, il existe un territoire encore peu étudié par la psychologie de la religion : celui des agnostiques, des individus qui suspendent leur jugement sur l’existence d’une divinité. Non-croyants, mais pas athées, les agnostiques ont été au cœur des recherches doctorales de Moïse Karim, aujourd’hui postdoctorant au Centre de psychologie de la religion de l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCLouvain. Ses travaux, menés entre 2020 et 2024, montrent notamment que si ces personnes cultivent le doute, elles cherchent aussi à comprendre, à s’ouvrir, et à vivre avec leurs incertitudes.
Une personnalité distincte
Dans une première étude, le chercheur a testé l’idée que certains choisissent l’étiquette « agnostique » plutôt qu’« athée » en raison de caractéristiques liées à leur personnalité. Une enquête auprès de 551 Belges se déclarant chrétiens, agnostiques ou athées s’est penchée sur 3 dimensions de la personnalité : le neuroticisme, l’orientation prosociale et l’ouverture d’esprit.
Le neuroticisme est un trait que chacun possède à un degré variable. Les personnes ayant un score élevé tendent à être plus sensibles au stress, à l’échec et aux émotions négatives. « Ce sont des personnes plutôt angoissées, qui se font davantage de souci pour des questions que la plupart des gens laissent de côté », résume le Dr Karim. L’orientation prosociale désigne, quant à elle, une tendance marquée à la coopération, à l’empathie et à l’attention portée aux autres. Enfin, l’ouverture d’esprit a été abordée sous 3 aspects : le besoin de certitudes définitives sur diverses questions, le dogmatisme – une confiance rigide et excessive dans ses propres croyances –, et la curiosité exploratoire joyeuse, qui reflète le plaisir de découvrir le monde.
Résultats ? Les agnostiques se distinguent sur plusieurs points : un score de neuroticisme significativement plus élevé ; une orientation plus marquée vers les autres ; et une ouverture d’esprit plus développée. Ils ressentent moins le besoin de disposer de réponses définitives, font preuve de moins de dogmatisme, et manifestent une curiosité sociale et une réflexion cognitive vives.
Des personnes plus indécises….
« A noter que les agnostiques ne sont pas forcément tous comme ça », rappelle le Pr Vassilis Saroglou, directeur du Centre de psychologie de la religion et promoteur de la thèse de Moise Karim. « Nos analyses statistiques indiquent que chaque trait étudié représente une variable unique. Il pourrait donc y avoir plusieurs profils : des agnostiques plutôt marqués par l’anxiété, certains par la bienveillance envers les autres, ou encore par l’ouverture d’esprit. »
Un point commun semble néanmoins se dégager : une forte propension à l’indécision. Dans une autre étude, parue il y a quelques semaines, le Dr Karim et le Pr Saroglou montrent, sur un échantillon de 333 Britanniques, que les agnostiques sont significativement plus indécis dans leur vie en général. Ce trait prédirait même de manière unique l’appartenance à ce groupe.
…et plus humbles
« En parallèle, dans cette dernière étude, on s’est aussi intéressé à leur narcissisme », ajoute le Pr Saroglou. « Étant donné que les agnostiques se montrent à la fois plus curieux et plus tournés vers les autres, on pourrait s’attendre à ce qu’ils fassent preuve de davantage d’humilité. Pour le savoir, on a mesuré ce qu’on appelle le “self-enhancement”.»
Les participants devaient indiquer, sur une échelle de 1 à 10, à quel point ils se considèrent comme gentils, par exemple, puis répondre plus tard à la même question à propos des autres. Cela permet de déterminer si un groupe a tendance à se juger plus favorablement, révélant un éventuel biais d’autovalorisation.
« On a confirmé une tendance déjà vue dans d’autres travaux sur les croyants, à savoir qu’ils vont davantage se valoriser sur le plan de la gentillesse et de la prosocialité. Mais nous avons aussi découvert que les athées se jugent plus intelligents et compétents que les autres, tandis que les agnostiques s’évaluent eux-mêmes et les autres de la même manière et positivement », rapportent les deux chercheurs.

Doute et absence de foi pèsent sur le bien-être
En résumé, les agnostiques se distinguent nettement des croyants et des athées sur le plan de la personnalité. Mais ce flou philosophique semble avoir un prix. En s’appuyant sur les données de l’European Values Study de 2017 dans 29 pays, les deux chercheurs ont analysé le bien-être des agnostiques via 4 indicateurs : le sentiment de bonheur, le degré de liberté et de contrôle perçu sur sa vie, l’état de santé déclaré, et la satisfaction générale dans la vie. Résultat : quel que soit le contexte religieux du pays, ce groupe affiche chaque fois les niveaux de bien-être les plus faibles.
« La littérature internationale avance que la religion contribue au bien-être. C’est un refuge, particulièrement en cas de crise », indique le Pr Saroglou. Mais ce n’est pas tout : la certitude dans sa propre vision du monde joue aussi un rôle clé. Dans les pays sécularisés, où la religion a perdu son rôle structurant dans la société, la non-croyance est davantage valorisée, renforçant ainsi le sentiment de certitude chez les athées, et donc aussi leur bien-être. « Les agnostiques, en revanche, cumulent deux facteurs défavorables : l’absence de foi et l’incertitude sur leur vision du monde », fait remarquer le Dr Karim.
Une phase de questionnement menant à l’athéisme ?
L’agnosticisme peut donc être psychologiquement inconfortable pour les individus, et se révèle plus instable sur le plan sociétal. En analysant 18 années de données de l’European Values Study dans 18 pays, le Dr Karim et le Pr Saroglou observent que plus une société se sécularise, plus la part de non-croyants augmente. Elle varie de 18 % en Pologne ou au Portugal, à plus de 40 % dans les pays nordiques comme la Suède, le Danemark et la Norvège.
« Avec le temps, c’est spécifiquement le nombre d’athées qui augmente, tandis que celui d’agnostiques recule », précisent les chercheurs. Ce qui suggère que l’agnosticisme pourrait représenter une étape transitoire dans le cheminement vers l’athéisme. Mais cette idée est à nuancer : « S’il est vrai que la proportion d’agnostiques baisse, cette catégorie ne disparaît pas pour autant. » Il est donc vraisemblable que certains adoptent cette posture de doute toute leur vie.