Aux Éditions Modulaires Européennes (EME) basées à Louvain-la-Neuve, le Pr Guy Jucquois publie «Dans et hors de la science». Des réflexions sur la science et la société. Des souvenirs du chercheur qui a enseigné à la faculté de Philosophie, Arts et Lettres de l’UCLouvain.
Critique, le membre émérite de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique reproche aux progrès de la science d’avoir le plus souvent construit des sciences de myopes. Des savoirs isolés qui nous replient sur nous-mêmes au lieu d’ouvrir aux autres. L’historien de la pensée dénonce l’individualisme, le jeunisme, le culte de la beauté, l’absence de liens humains et chaleureux.
On veut plaire à ses maîtres
Le Pr Jucquois pointe aussi le conformisme et le politiquement correct qui perturbent la transmission des savoirs. «Ils risquent fort de polir ou de lisser ceux qui nous suivent et que nous éduquons ou que nous enseignons. La fonction de la transmission est aussi d’ouvrir les esprits à l’aventure de l’interrogation et du doute afin qu’ils soient capables, tout en connaissant bien les savoirs antérieurs, de les mettre en doute. Et de reprendre autrement des questionnements dont on estimait avoir trouvé toutes les réponses.»
On devrait plaire à ses maîtres? «Cette attitude est fréquente dans les processus de socialisation et en partie encouragée par toutes les institutions d’enseignement. Mais aussi par tout ce qui favorise, alors et ensuite, ce qu’on pourrait désigner comme l’adaptation des générations suivantes à la société dans laquelle ils vivront. Je n’ignore pas que cette attitude de suivisme est décriée en général. Mais cela ne signifie pas qu’elle n’est pas adoptée dans la réalité.»
Le chercheur qui choisit le point de vue de ceux qui ont officiellement raison ne devrait plus se préoccuper de son plan de carrière, de promotions, de la concurrence entre chercheurs… «Le phénomène n’est évidemment pas uniquement scientifique», rétorque l’historien. «Il appartient à des sphères de la pensée et aussi de la sociologie tout autant que de la psychologie. Chacun sera d’accord pour accepter l’idée qu’il est préférable d’appartenir à la catégorie des personnes qui ont officiellement raison que d’appartenir à celle des contestataires.»
On se soumet à l’autorité
Guy Jucquois rappelle les expériences effectuées en laboratoire par Stanley Milgram entre 1950 et 1963. Le docteur étatsunien en psychologie sociale les a relatées dans «Soumission à l’autorité», en 1994, chez Calmann-Lévy.
Des personnes paisibles ont reçu l’ordre d’administrer des décharges électriques, de plus en plus violentes, à une innocente victime. Encouragées par l’expérimentateur, 62,5% d’entre elles lui ont infligé de prétendus électrochocs de 450 volts. À 3 reprises…
«Ce sont les mécanismes généraux appris particulièrement dans la jeunesse, par l’éducation, la scolarisation et la socialisation, qui déterminent le plus souvent des comportements sensibles à la soumission à l’autorité», explique le Pr Jucquois. «On peut caractériser cette attitude comme une anesthésie partielle du cerveau. Une détermination sociale, psychologique et morale à se conformer à̀ certains types de comportements ou à avoir des choix prévisibles dans certains domaines.»
«Pourquoi en serait-il autrement dans les comportements humains et quotidiens des chercheurs se livrant au travail scientifique? Ils restent des hommes, quel que soit leur travail. Et en tant que tels, ils sont soumis aux mêmes habitudes de pensée et de vie que tous leurs semblables.»
«Après tout, la base du marketing repose sur les mêmes constatations: connaître les aspirations des clients alors qu’eux-mêmes ne s’en rendent pas compte dans la plupart des cas. Les réseaux sociaux sont de ce fait avides de connaître toutes nos habitudes pour mieux nous conduire à des comportements impulsifs, mais prévus par les firmes commerciales.»
Savoir communiquer
Guy Jucquois trouve merveilleux qu’un chercheur puisse utiliser un langage clair pour s’adresser scientifiquement à ses confrères. À des chercheurs d’autres spécialités qui entreprennent une démarche interdisciplinaire. À un large public.
«On doit reconnaître que c’est rarement, bien trop rarement, le cas», regrette-t-il. «Ceci signifie pour chaque chercheur scientifique, quelle que soit sa discipline et quel que soit son niveau dans la hiérarchie de sa branche, qu’il devra tout en apprenant sa discipline et ses méthodes assimiler tous les usages communicationnels et méthodologiques qui ont cours dans son milieu et à son époque.»