Maria Leptin, Présidente du Conseil européen de la recherche (ERC) © Christian Du Brulle

Pour comprendre la science, il faut s’y impliquer

5 août 2025
par Christian Du Brulle
Temps de lecture : 6 minutes

Maria Leptin est la Présidente du Conseil européen de la recherche (ERC). Ce Conseil finance à coup de millions d’euros des projets de recherche fondamentale. Alors que la science est trop souvent dénigrée, que des vérités alternatives polluent les débats, que la méthode scientifique est mise sur la sellette, nous avons demandé à la Professeure Leptin comment elle percevait ces évolutions en Europe, mais aussi ailleurs dans le monde. Entretien.

Daily Science (D.S.) : Pre Leptin, que pensez-vous de la méfiance qui semble se renforcer envers la science en Europe ?

Maria Leptin (M.L.) :La méfiance envers la science en Europe n’a pas vraiment augmenté. Par contre, l’expression de cette méfiance l’a peut-être été, et l’exploitation de cette méfiance également. Même si la majorité des gens font confiance à la science, il est très préoccupant que ce ne soit pas le point de vue dominant partout. À qui la faute ? Je ne sais pas, mais nous devons nous y opposer. Pour convaincre, il ne faut pas que des personnes comme moi disent aux citoyens qui ne font pas confiance à la science : « s’il vous plaît, faites confiance à la science. Nous avons raison, même si nous avons parfois tort ». Cela ne marche pas. Il faut agir à un autre niveau.

D.S. : Comment dès lors rétablir cette confiance avec le public ?

M.L : L’écoute est importante, l’engagement est important également. Il s’agit donc d’un processus à long terme. L’engagement des chercheurs est ici la clé. L’ERC a créé un prix (PERA/ « Public Engagement with Research Award ») qui peut aider à cela. Il s’agit d’un prix pour nos chercheurs qui, d’une manière ou d’une autre, font participer les citoyens à leurs recherches. Ils n’essaient pas de faire la morale. Ils n’essaient pas d’expliquer. Ils disent simplement : « Faites de la recherche avec nous ».

D.S. : Les sciences, doivent-elles être dès lors davantage citoyennes ?

M.L. : Absolument. Vous savez, la science est amusante. Et je pense que tout le monde le comprend lors d’une expérience : « essayez ceci et voyez ce qui se passe. Je prédis ceci. Oups, ça ne s’est pas produit. Pourquoi ma prédiction était-elle erronée ? »…

C’est amusant et gratifiant. Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste dans une tour d’ivoire pour comprendre cette démarche. Je pense qu’il faut réapprendre cela aux citoyens, idéalement dès la maternelle et tout au long de la scolarité. L’éducation est donc un mot-clé.

Prenons un exemple. Une chercheuse disposant d’une bourse ERC a collecté des mouches dans toute l’Espagne pendant des années grâce à l’aide de citoyens. Cela lui a permis d’étudier les mouches dans tout le pays, ce qu’elle ne pouvait pas faire elle-même. En participant à ses travaux, le public apprend à comprendre comment fonctionne la recherche et ce que font les chercheurs. Les gens commencent donc à voir, à comprendre pourquoi la recherche n’est pas une question de vérité immédiate, mais de vérité lente et difficile. Je pense que c’est quelque chose qu’il faut promouvoir.

D.S. : L’ESA, l’OTAN financent également la recherche. Le Conseil européen de la Recherche, devrait-il travailler avec ces agences, même s’il y a une possibilité de voir certains de ses résultats déboucher sur des applications militaires ou « de défense » ?

M.L. : Nous avons eu une réunion très productive avec le Secrétaire général adjoint de l’OTAN il y a quelques semaines. Nous serions heureux de les sensibiliser davantage à la recherche effectuée par nos bénéficiaires. Toutes ces agences dépendent des découvertes de la recherche fondamentale. En fait, nous avons un département à l’ERC qui s’appelle « Feedback to Policy ». Ce département produit des publications, des exemples de recherches faites par les bénéficiaires de nos subventions. Ce « Feedback to Policy » inclut aussi des agences comme l’ESA et l’OTAN. Donc oui, nous sommes très ouverts au dialogue avec tous les utilisateurs de la recherche fondamentale.

Tout ce qui est fait au niveau de la recherche fondamentale peut, en effet, ensuite être utilisé pour n’importe quel type d’applications. L’IA (intelligence artificielle) n’a pas été inventée pour piloter des drones dans les guerres. Tout est donc potentiellement utile. Y compris pour des applications de défense. C’est en réalité une question politique, et l’ERC est apolitique.

Nous ne pensons pas que la recherche fondamentale doit être bridée si elle peut déboucher sur des applications liées à la défense. On ne peut pas bloquer l’utilisation d’une avancée scientifique dans le domaine militaire sans bloquer également son utilisation dans des applications civiles. Nous finançons les idées des chercheurs et leurs applications se font ailleurs.

D.S. : Précisément, en ce qui concerne les développements de l’intelligence artificielle (IA) : est-ce quelque chose de dangereux pour les progrès de la science ?

M.L. : L’IA est certainement une bonne chose. Le progrès est passionnant. Je suis sûre que ceux qui ont utilisé ChatGPT pensent que c’est amusant et que cela peut être utile. Mais la plupart des gens savent qu’il y a des pièges. Tout nouveau développement technologique peut être dangereux et nous apprenons à y faire face. C’est comme la voiture. On a appris, en plus de 100 ans, à maîtriser cette technologie qui peut être dangereuse. Nous avons construit des protections, des ceintures de sécurité et de multiples autres dispositifs. Avec l’IA, c’est la même chose. Je pense que les avantages et le potentiel des diverses applications de l’IA sont étonnants.

D.S. : Pour la période 2021-2027, le budget de l’ERC est de quelque 16 milliards d’euros. Quel devrait être selon vous le prochain budget de l’ERC ?

M.L. : Notre Conseil scientifique a beaucoup, beaucoup d’idées d’actions et de programmes que nous pourrions faire si nous avions plus d’argent. Pour l’instant, ce que le Conseil scientifique aimerait vraiment, au minimum, c’est de pouvoir financer ce pour quoi l’ERC a été constitué, à savoir financer les meilleurs projets de recherche sélectionnés dans le cadre d’une compétition basée sur l’excellence.

Les propositions de recherche les mieux classées que nous recevons, c’est-à-dire les projets classés A, où A signifie un potentiel révolutionnaire absolument excellent, doivent être financées. Ce classement est établi par des experts internationaux. Actuellement, nous ne pouvons en financer que 60 %. Il nous faudrait donc 40 % de moyens supplémentaires. Ajoutés aux 50 % d’ajustement de notre budget à l’inflation, cela signifie un doublement du budget. Mais j’insiste : l’ERC ne finance qu’une infime partie de la recherche en Europe. Cela ne représente qu’environ 1 % des moyens dédiés à la recherche financée par des fonds publics en Europe. Le reste provient des gouvernements nationaux.

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