Au XIXe siècle, les frères Siret, deux Belges ingénieurs des mines, sont envoyés travailler dans le sud-est de l’Espagne pour y exploiter les filons argentifères. Durant leur temps libre, en archéologues amateurs éclairés, ils sondent la terre. Et mettent au jour une civilisation préhistorique dont personne ne soupçonnait jusqu’alors l’existence. Son nom ? El Argar. Dès 2200 ans avant notre ère, cette civilisation connut la croissance avant de s’effondrer et de disparaître 650 ans plus tard. Le PréhistoMuseum y consacre l’exposition Trésor d’argent. Les quelque 200 pièces exposées proviennent des Musées royaux d’Art et d’Histoire.
Une société basée sur les inégalités sociales
Les frères Siret découvrent la civilisation El Argar par ses rituels funéraires interpellants. Les corps d’alors étaient placés en position fœtale dans des urnes en céramique, d’un diamètre de 70 centimètres et profondes de 90 centimètres.
Plus de 1000 tombes individuelles ont été découvertes sur l’entièreté du site. Elles étaient situées sous le sol des maisons, ou légèrement en dessous de leurs murs. Parfois, elles contenaient des objets. « Les frères Siret constatent que la richesse des trousseaux funéraires varie de tombe en tombe. Et en déduisent l’existence de différentes catégories sociales », explique Anaïs Laurent, archéologue et commissaire de l’exposition, avec Jennifer Kedzia.
Certaines défuntes sont coiffées d’un diadème en argent tandis que certains hommes sont inhumés avec des pots de céramique particuliers et des hallebardes faites de cuivre et d’argent. Ce sont les symboles d’un statut social privilégié.
« Au début de la période argarique, on distingue trois catégories sociales. Mais à partir de 1950 avant notre ère, soit durant les 4 derniers siècles de la culture argarique, cette hiérarchisation de la société va se développer, compter des très très riches, des très riches, des riches, énormément de pauvres, et se figer. » Avant de disparaître.
Monoculture, carence alimentaire et entreposage stratégique
Les carences alimentaires se lisent sur les os des squelettes. Au menu quotidien des populations argariques: de l’orge. Dans la plupart des sites archéologiques étudiés, cette céréale, la seule à pousser facilement sur le sol aride du sud-est de l’Espagne, représentait 95% de la production alimentaire. Dès 2200 ans avant notre ère, dans ce qui deviendra des siècles plus tard les plaines andalouses, on expérimentait déjà la monoculture… et l’appauvrissement subséquent des sols.
« Des céréales étaient produites dans des champs avant d’être ramenées vers des sites de stockage dans l’agglomération. L’orge était entreposée dans des jarres, à différents états d’avancement du travail : les grains étaient parfois bruts et parfois nettoyés », explique l’archéologue.
Instauration du travail contrôlé
Alors qu’au même moment, dans le reste de l’Europe occidentale, chaque foyer préhistorique disposait de sa propre petite meule pour moudre le grain nécessaire à l’alimentation de la famille, El Argar concentrait ces outils de pierre en des points névralgiques. « Des dizaines de meules ont été retrouvées, alignées, dans de grands ateliers au centre de certaines agglomérations argariques», poursuit-elle.
Il en était de même avec les autres outils permettant des activités artisanales, telles que tailler la pierre, travailler le métal ou tisser. « C’est un indice de fonctionnement très différent des sociétés précédentes où les différents outils permettant les activités artisanales se trouvaient dans les habitations. »
Revenons-en aux meules. Leur nombre était, de loin, supérieur au besoin alimentaire de la population locale. « Par exemple, sur le site de Fuente Namo, la population était estimée à 450 personnes. Or, la quantité de meules qu’on y a retrouvées devait fournir de quoi nourrir quatre fois plus de gens. Et puis, sachant que parmi ces 450 personnes, toutes n’auraient pas été en mesure de s’adonner au travail de meunier, il manquait clairement de main-d’oeuvre pour utiliser toutes ces meules en même temps », détaille la commissaire de l’exposition.
Le pouvoir est en haut
Dès lors, d’où provenaient ces travailleurs supplémentaires ? Poser cette question, c’est aborder le fonctionnement hiérarchisé de la civilisation argarique. Une nouveauté à cette époque préhistorique.
La région est montagneuse. Dans la plaine, les tombes révèlent peu de richesse, comparées à celles des sites de montagne, ornées des trousseaux funéraires les plus somptueux. C’est aussi en altitude que se concentrent les activités de transformation et les ateliers d’artisanat. « Les chercheurs pensent que les sites d’altitude contrôlaient ceux de plaine. Ils ont tracé des cercles d’un rayon de 1h30 de marche autour des sites de montagne, et ont constaté que cette superficie englobait quasi tous les sites de plaine, sans avoir de recoupement », explique Anaïs Laurent.
Premier Etat d’Europe occidentale ?
« En plaine, il y avait la production d’orge, laquelle était ensuite acheminée en altitude où les grains étaient transformés en farine. Tout cela était organisé par une autorité qui avait le pouvoir de convoquer des gens des plaines pour venir transformer une grande quantité d’orge en utilisant les innombrables meules », analyse l’archéologue.
Certains chercheurs estiment que le pouvoir était organisé en chefferies, comme ce sera le cas bien plus tard, aux temps médiévaux. Pour d’autres, El Argar fut le premier Etat d’Europe occidentale. Son pouvoir centralisé et organisé aurait eu la capacité de contrôler les 33.000 km² du territoire argarique au maximum de son extension. Certains évoquent même l’utilisation d’une première proto-monnaie : des biens auraient pu être achetés contre des bracelets en argent d’un poids correspondant.
Effondrement de la civilisation El Argar
En 1550 avant notre ère, d’un coup, tout s’arrête. De nombreuses agglomérations sont abandonnées. Sur beaucoup de sites argariques, on retrouve de la terre mêlée de cendres. Aucune éruption n’est recensée à cette époque, les cendres révèlent des incendies au sein des agglomérations. L’absence d’objets étrangers invalide l’hypothèse d’une attaque par des populations étrangères.
« Quand on repense à la hiérarchisation de la société, au fait qu’il y a des très riches et des très pauvres qui subissent leur joug. Mais aussi que la population est mal nourrie, qu’elle souffre de carences alimentaires, conduisant à une mortalité infantile importante. Que les sols s’appauvrissent à cause de la monoculture, mais que la demande en nourriture ne fait qu’augmenter à cause de la croissance démographique. Peut-être qu’à un moment donné, cette population exploitée a dit stop », explique l’archéologue.
Soulèvement du peuple ?
« Ce qui fait penser à cette hypothèse, c’est la brutalité de la fin de la civilisation El Argar. Il y a une homogénéité des dates sur les sites argariques : en un court laps de temps, ils sont abandonnés. Et quand ils ne le sont pas, quand il y a une continuité au niveau de l’occupation, on remarque une réorganisation totale de toutes les activités », continue-t-elle.
« Par exemple, les activités artisanales, qui se concentraient dans les grands ateliers argariques, reviennent dans l’enceinte de l’unité domestique. Dans toutes les cultures post-argariques, on travaille le métal chez soi, on fait ses propres tissus, on moud le grain pour faire la farine dont sa famille a besoin. On remarque aussi un changement dans les pratiques funéraires, dans les modèles et décorations des pots. C’est comme s’il y avait eu un rejet violent de la culture argarique », poursuit-elle.
« Cela laisse penser qu’on serait peut-être face au plus ancien cas de révolte du peuple face à une élite qui l’oppresse, pour mettre fin à un système d’exploitation devenu insoutenable. »
« De par les côtés ostentatoires adoptés, la manière dont le consommateur et le producteur sont coupés l’un de l’autre, la façon dont les richesses circulent et sont contrôlées par certains, le parallélisme entre la civilisation El Argar et notre société actuelle est interpellant », conclut-elle.