Carla Mascia ouvre la boîte noire de l’Office des étrangers

6 janvier 2023
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min
« Administrer le regroupement familial », par Carla Mascia. Éditions de l’Université de Bruxelles. VP 24 euros, VN 16,99 euros

En Belgique, l’Office des étrangers (OE) est critiqué par des migrants, des associations de défense des droits des étrangers, des avocats, des médias. La docteure en sciences politiques et sociales Carla Mascia ouvre la boîte noire de ce service fédéral dans «Administrer le regroupement familial». Son livre, issu d’une recherche doctorale de longue haleine, paraît aux Éditions de l’Université de Bruxelles. Soutenu par le Fonds national de la recherche scientifique (FRS-FNRS).

Le pouvoir des fonctionnaires

De septembre 2015 à mars 2016, la chercheuse enquête dans deux bureaux de l’OE. Et dans deux communes qui leur envoient la majorité des dossiers de regroupement familial.

«Carla Mascia nous fait découvrir la fabrique des décisions de délivrance ou non des titres de séjour pour raison de regroupement familial», explique Andrea Rea, professeur de sociologie à l’Université libre de Bruxelles (ULB), codirecteur de la thèse soutenue par la membre du Groupe de recherche sur les relations ethniques, les migrations et l’égalité (Germe-ULB).

«L’originalité de l’ouvrage réside dans la mise en évidence du rôle joué par les fonctionnaires du service Regroupement familial et par ceux du bureau Litiges (service juridique) qui cherchent, souvent dans la rédaction des justifications aux refus, à anticiper les arrêts que peut prendre le Conseil du contentieux des étrangers.»

«Durant la procédure, les agents de l’OE vont avoir recours au pouvoir discrétionnaire qu’il leur est attribué en vue de catégoriser les demandeurs. Et interpréter la véracité de l’histoire conjugale et familiale contenue dans la demande de regroupement familial. À l’aune de savoirs pratiques accumulés durant leur expérience professionnelle. Et de récits plausibles analysés antérieurement.»

Beaucoup de difficultés à surmonter

C’est avec beaucoup de difficultés que Carla Mascia obtient les coordonnées des fonctionnaires de l’OE qui peuvent autoriser sa présence sur le terrain. La chercheuse s’engage notamment à garantir l’anonymat et la confidentialité des données. Elle consacre l’essentiel de son temps au bureau «Regroupement familial» qui évalue les demandes. Au fil du temps, la méfiance à son égard diminue. Les fonctionnaires montrent leur maîtrise du droit. Expliquent les dilemmes posés par certains dossiers. En avril 2016, ce service comptait 73 agents. Le bureau «Litiges», 56.

«Le temps que nous avons passé est lié, d’une part, à la complexité des tâches exigées par le traitement des demandes et, d’autre part, au fait que ce bureau est composé de sous-sections qui traitent chacune un type de dossier», précise la chercheuse. «Dans chacun de ces bureaux, nous avons observé le travail de traitement des dossiers, les réunions et les différents échanges entre collègues.»

Pour affronter la variété des procédures, les fonctionnaires se sont spécialisés dans les articles de droit à appliquer. Devant la difficulté à traiter toutes les demandes avant la fin du délai légal, ils contrôlent en priorité les dossiers qui pourraient faire l’objet d’un refus. Les dossiers étiquetés «Service migration économique – Dienst economisch migratie» ou ceux des étrangers hautement qualifiés sont contrôlés plus légèrement… «Ces travailleurs représentent un intérêt pour la Belgique.»

Rechercher la fraude à tout prix

«Les attachés se soucient du risque que les familles deviennent une charge pour les pouvoirs publics ou que les couples simulent leur union afin de s’installer en Europe», relève la spécialiste en discriminations. «Leur travail consiste moins à évaluer la conformité aux conditions légales qu’à rechercher la fraude et à se montrer intransigeants face aux dossiers suspectés de détourner la procédure. Ils élaborent des histoires plausibles afin d’évaluer la légitimité des motivations conduisant les étrangers à introduire une demande de regroupement familial.»

«Si les attachés catégorisent un dossier comme mauvais, ils ne refuseront pas directement la demande de visa ou de titre de séjour. Mais tenteront de trouver des éléments afin de justifier une décision de refus. Ce à quoi ils sont tenus par la législation.»

Les résultats des recherches de Carla Mascia montrent que la justification consiste à produire une version acceptable par un juge. «Dans cette perspective, les attachés choisissent des éléments qui ont pour principale qualité d’être juridiquement défendables. Allant parfois jusqu’à omettre certaines considérations à l’origine de leur refus. Ou à mentionner des arguments étrangers à leur évaluation, mais qui résisteront en cas de recours. Le choix des éléments à invoquer dans la décision de refus est guidé par l’anticipation de la réaction du Conseil du contentieux des étrangers en cas de recours.»

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