Thucydide devrait faire réfléchir les présidents états-unien et chinois. Selon l’historien grec du Ve siècle avant notre ère, la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspire à Sparte rendent la guerre du Péloponnèse inévitable. Au XXIe siècle, cela pourrait être Washington face à Pékin. C’est la thèse du Pr Graham Allison dans « Destined for War. Can America and China Escape Thucydides’s Trap? ». Traduit en «Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le Piège de Thucydide?». Le politologue états-unien appelle « piège de Thucydide » la dynamique qui pousse un pays dominant à affronter un pays émergent.
Imaginer l’inimaginable
« Ce n’est pas un livre sur la Chine », précise le chercheur qui a enseigné pendant 50 ans à Harvard. « J’analyse plutôt l’impact sur les États-Unis et sur l’ordre mondial d’une Chine en plein essor. La Chine et les États-Unis suivent actuellement une trajectoire de collision qui – sauf à prendre, de part et d’autre, des mesures aussi difficiles que douloureuses – les conduira tout droit à la guerre. En épluchant les annales des cinq derniers siècles, les chercheurs du programme Piège de Thucydide, que je dirige à l’Université Harvard, ont pu repérer 16 moments dans l’histoire où l’émergence d’un pays est venue perturber la domination d’un autre. »
Au moins 2 guerres ont été évitées au XXe siècle. Le Royaume-Uni, puissance dominante, contre les États-Unis. Les États-Unis contre l’Union soviétique, puissance émergente. « Pour échapper au piège de Thucydide, nous devons accepter de penser l’impensable et d’imaginer l’inimaginable », juge le Pr Allison. « Vu la situation actuelle, il nous faut désormais infléchir le cours même de l’histoire. »
Comparaison n’est pas raison
Spécialiste de la Grèce antique, Monique Mund-Dopchie se réjouit que Xi Jinping et Donald Trump s’intéressent au piège de Thucydide.
« C’est bien la peur suscitée par l’impérialisme conquérant d’Athènes qui a amené Sparte à entrer en guerre », confirme la professeure émérite à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain). « Mais le diable est dans les détails. »
« D’une part, Sparte n’était plus en 431 une puissance dominante sur l’ensemble de la Grèce. D’autre part, l’assimilation des États-Unis à Sparte, qui plaît particulièrement, nous dit-on, à Steve Bannon, l’ex-conseiller en stratégie de Donald Trump, est pour le moins discutable. Peut-être la Sparte qui envisage avec méfiance les guerres extérieures ressemblait-elle aux États-Unis à un moment de leur histoire, sous la présidence du Monroe, partisan d’une politique de repli sur le territoire national et son hinterland traditionnel. Mais il convient de ne pas se faire d’illusions sur la portée de sa victoire sur Athènes. Car les Lacédémoniens ont été entraînés dès 396 dans des guerres contre les autres cités grecques, dont Sparte n’est pas sortie victorieuse. Enfin, cette dernière est exclusivement une puissance terrienne, tandis que les USA sont par vocation à la fois continentaux et maritimes. »
« Ici encore, comparaison n’est pas raison. L’identification des États-Unis à Sparte n’est pas aussi évidente et valorisante pour les États-Unis que le croient ceux qui la mettent en avant. »
Lucidité et modération
Dans la collection « L’Académie en poche », la Pre Mund-Dopchie enquête sur la vision de l’historien de l’Antiquité. Son « Thucydide et les relations internationales » évoque la biographie de l’Athénien. Analyse les textes qui abordent des questions de politique entre les cités-États. S’intéresse à leur influence sur des penseurs, journalistes et politologues occidentaux.
Monique Mund-Dopchie souligne la qualité de la méthode utilisée par Thucydide, auteur des 8 livres sur l’ « Histoire de la guerre du Péloponnèse ». Un conflit qui opposa, pendant 27 ans, Athènes et ses alliés à une coalition de cités péloponnésiennes dont Sparte prit la tête.
« Thucydide essaie d’établir les faits en établissant le sérieux des témoins et en recoupant leurs témoignages. » Au contraire de l’historien Hérodote qui recueille toutes les informations en les soumettant uniquement au crible de la vraisemblance.
Pour la Pre Mund-Dopchie, membre de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, il ne faudrait pas utiliser le « capital impérissable » de Thucydide sans tenir compte de son environnement. Ni limiter la « leçon » de l’ « Histoire de la guerre du Péloponnèse » aux seules analyses stratégiques. « Peut-être est-ce l’exigence de lucidité et de modération qui constitue la leçon la plus actuelle de Thucydide à une époque agitée », conclut la chercheuse qui se consacre à la survie des auteurs grecs dans la culture occidentale.