André Füzfa est Professeur ordinaire à l’Université de Namur, prix d’excellence de vulgarisation scientifique 2024 de Matière grise et prix Wernaers de diffusion de connaissances 2013 © Christian Du Brulle

Vivrons-nous jamais dans l’espace ?

6 octobre 2025
Carte blanche par André Füzfa, Professeur ordinaire à l’Université de Namur
Temps de lecture : 10 minutes

Là-haut : l’espace… l’ultime frontière. Un territoire potentiellement infini, à la mesure de nos prétentions humaines. Un eldorado qui n’attendrait que nous, puisque nous serions prédestinés à le revendiquer. Au-delà de la stratosphère, c’est tout un Système solaire gorgé de ressources qui s’offre à nous. La Lune sera notre marchepied pour la conquête de ces planètes. Puis, ce sera Mars, suivie sans doute de Ganymède ou d’Europe, les lunes-mondes de Jupiter. À moins que nous ne préférions une vie aérienne dans une cité idyllique, dans les nuages de Vénus. Cheminer entre les planètes prend des années, alors nous prendrons soin d’établir, çà et là, des avant-postes sous forme de stations spatiales confortables et accueillantes pour les colons du Système solaire. Bientôt, on découvrira des exoplanètes habitables, que des abysses interstellaires nous interdisent encore. Mais ce ne sera qu’une question de patience : la science triomphante et la technologie qui la suit trouveront toujours une solution. Rien ne peut arrêter notre grande espèce, si ce n’est elle-même.

Quel bel avenir que voilà : la route des étoiles nous serait toute tracée. Moi, je signe déjà pour cette aventure-là, crevant d’envie face à la beauté du ciel étoilé. Pas de doute, et surtout pas de discussion, notre destin est là-haut.

Car ici-bas, la Terre est exsangue, malade de ses humains. Notre fière civilisation est pourtant si fragile, et les fléaux ne manquent pas. Un astéroïde tueur, une guerre nucléaire, une pandémie sans vaccins, un climat qui déraille, une super-intelligence artificielle qui prend le dessus, un autocrate surarmé de trop, des milliardaires mégalomanes autocentrés aux manettes et bardaf, c’en est fini de notre belle humanité.

Cependant, cette caricature est facile, et la polarisation est un outil commun de propagande. La vérité, c’est que notre espèce refuse la dangerosité de ce monde qui l’accueille. Elle entend exercer sa liberté et s’affranchir de sa condition qu’elle estime trop misérable. Quitte à se fracasser dans sa prétention de dompter le monde et ses lois. Il est donc dans notre nature de rêver à explorer cet Univers que nous découvrons tous les jours. Et cette propension au voyage n’est pas incompatible avec prendre soin des autres et de notre planète, pour peu que nous le voulions.

L’espace reste un lieu de convoitise et de confrontation

Le rêve spatial est sans nul doute le plus ancien de tous : les bipèdes que nous sommes devenus se sont hissés sur leurs membres pour voir plus loin. Prévenir le danger, d’abord, naviguer dans les grands espaces ensuite. Avoir un regard vers l’horizon, entre le ciel et la terre, c’est devenu anatomique chez nous.

Avec le vol de Spoutnik en 1957, l’espace nous devenait enfin accessible. C’était il y a 68 ans ce 4 octobre 2025. L’exploration spatiale se fit alors urgente, car de ce nouveau territoire, on pouvait exercer ses menaces et déployer sa suprématie. Les vecteurs d’accès à l’espace, les lanceurs, avaient eux-mêmes été développés dans l’horreur des camps de travail de Peenemünde. La réalisation du rêve de l’espace est devenue possible grâce à son application militaire au prix notamment d’un effroyable coût humain : les missiles balistiques nazis sont une arme qui a coûté plus de vies à la fabrication qu’à l’usage. Hélas, l’espace est encore à ce jour lieu de convoitise et de confrontation. Et un territoire privilégié pour déployer sa domination. C’est bien la raison pour laquelle pullule de nos jours la désinformation – de la Terre plate aux théories du complot sur les vols habités lunaires –. La confiscation de l’espace commence par de la propagande sur Internet.

En à peine 12 ans de course acharnée, on atteignit enfin le paroxysme le 21 juillet 1969 avec l’alunissage de la mission Apollo 11. L’engouement populaire fut autant impressionnant que massif : un cinquième de la population mondiale a assisté en direct à la retransmission des premiers pas sur la Lune. Quand je regarde les images d’époque, il me semble clair que ces visages emplis de rêve ne le furent pas parce qu’une nation venait de réussir son pari politique et technologique au détriment d’une autre. Selon moi, l’emballement mondial à l’issue du vol d’Apollo 11 s’explique parce que les gens ont cru de bonne foi assister à ce changement d’ère intensément prophétisé durant la conquête spatiale.

L’utopie d’une vie meilleure en orbite

On a cru à l’avènement de la Khoroscène, l’ère humaine de l’espace. Mais c’était sans doute trop tôt : nous entrions en réalité pleinement dans l’Anthropocène en ce milieu du 20e siècle.

Les quelques pas sur la Lune – pourtant d’une prouesse incroyable – ne suffirent pas à étancher la soif d’utopie spatiale du monde. On pensait alors que les choses s’emballeraient très vite : après Mars qui devait suivre dans la foulée à coup de propulsion nucléaire, l’année 2001 verrait tomber la frontière de Jupiter et s’ouvrir la porte des étoiles, comme dans les romans d’Arthur C. Clarke.

Si l’enthousiasme global retomba fortement dès Apollo 12, je pense que c’est parce qu’une bonne partie de la population biberonnée à la propagande spatiale réalisa alors que déménager sur la Lune ne serait pas aussi rapide. Ni, hélas, aussi glamour que dans les Jetson ou Star Trek.

Les restrictions budgétaires sifflèrent la fin de la récréation avec l’arrêt prématuré du programme Apollo et d’autres priorités qui s’imposèrent. On abandonna la construction de la méga fusée Saturn V dont le dernier vol servit à mettre en orbite la station spatiale américaine Skylab. Pendant ce temps, les Soviétiques avaient pris de l’avance avec leurs stations Saliout déjà en orbite.

Cette ère des stations spatiales allait permettre d’étudier une question centrale pour l’humanité : peut-on vivre dans l’espace pour une durée prolongée ? Alors que Gagarine était resté à peine deux heures dans l’espace, Saliout avait étendu le record à 4 semaines, Skylab à 3 mois et Mir avec 437 jours en 1994-1995. Aujourd’hui, la durée standard des séjours habités dans l’espace – dans la station spatiale internationale ou la station chinoise Tiangong – est de l’ordre de 6 mois. On est donc encore très loin de prendre une retraite bien méritée en orbite.

Dans les années 1970 et 1980, des futuristes considéraient volontiers que les stations spatiales pourraient faire office d’hôpital ou de lieux de cure pour gérontocrates nantis, à l’image du milliardaire philanthrope Hadden dans le roman Contact de Carl Sagan. Dans les stations spatiales, l’apesanteur conjuguée à une atmosphère enrichie en oxygène vaudrait tous les séjours en cliniques privées suisses.

Hélas, la médecine spatiale qui se développa au fur et à mesure que nos cobayes spationautes séjournaient plus longtemps là-haut amena son lot de désillusions : perte osseuse, fonte musculaire, diminution de l’immunité, exposition aux radiations, dégradation du système cardio-vasculaire, troubles de la vision et de l’orientation, perturbation du rythme circadien, impacts psychologiques dus au confinement et aux conflits interpersonnels, altération du microbiote intestinal. Le seul bienfait pour la santé que nous rapportent les astronautes est « l’overview effect » : la prise de conscience globale de la Terre et de l’humanité.

Vous apprécierez l’ironie de ce bénéfice : c’est là-haut qu’on se rend compte combien on est si bien sur cette belle planète perdue dans l’immensité !

Le réchauffé du New Space

Mais, heureusement pour notre espèce, l’avènement des gourous multimilliardaires du New Space amène un souffle d’optimisme dans cette déconfiture du vide. L’optimisme – et les vieilles idées – des utopies spatiales des années 1960 et 1970 renaît. Les entreprises privées du spatial affichent de grandes ambitions pour l’humanité, qui seront financées par leurs bénéfices terrestres. Ces prophètes semblent tout à fait sincères : la route des enfers est souvent pavée de bonnes intentions.

Pour Elon Musk, la fragilité de la vie civilisée sur Terre impose rien de moins qu’un impératif existentiel et moral : maintenir la lumière de la conscience doit passer obligatoirement par conférer à notre espèce un statut multiplanétaire. Ne mettons donc pas tous nos œufs dans le même panier terrestre et jetons notre dévolu sur Mars en y créant une colonie autosuffisante d’un million d’âmes amenées sur place par l’intermédiaire des Starship. Et, bien à l’abri sous des dômes et dans des cavernes martiennes, on érigera sans doute quelques statues à l’effigie du visionnaire en attendant la terraformation de la planète à grands coups de bombes nucléaires sur ses pôles pour tenter la reconstitution de son atmosphère.

Pour Jeff Bezos, le Khoroscène est un remède à l’Anthropocène : seule la délocalisation des industries polluantes dans l’espace pourra préserver ce joyau qu’est notre planète. La majeure partie de l’humanité – et tout l’écosystème qui va avec – devra s’installer dans des stations spatiales géantes judicieusement placées aux points de Lagrange et alimentées par énergie solaire. Le scénario n’est pas neuf : il est inspiré du sympathique futurisme optimiste de physiciens comme Bernal (1929) et O’Neill (1977).

Mais, parmi ces prophéties du New Space, pointent déjà l’arnaque et la désillusion. Avant de sortir son portefeuille de bitcoins, on se rappellera du projet Mars One dont la société fit faillite en 2019 après avoir levé (et dépensé) près d’un million de dollars. On découvrira également avec stupeur comment Yuri Milner n’a jamais tenu ses promesses financières de donner 100 millions de dollars pour financer les études préliminaires du programme Breakthrough Starshot – pourtant très médiatisé à l’aide de Zuckerberg et Hawking – ambitionnant d’envoyer des nanosondes sur Proxima Centauri endéans le siècle.

Renouer avec les rêves de la vie dans l’espace

Et pourtant, on ne peut pas se passer de ce vide immense là-haut. Toute notre vie moderne sur Terre dépend crucialement des activités spatiales. Établir une présence humaine dans l’espace, et donc y vivre, constitue un enjeu technologique et géostratégique incontournable, même si cela ne signifie pas établir là-haut un village de vacances dès la décennie prochaine.

Vivre dans l’espace est un objectif ambitieux aux retombées majeures, y compris pour la durabilité de notre propre planète : énergie, recyclage, agriculture, construction, médecine, nutrition, robotique, matériaux, radioprotection, écologie, domotique, évolution, sociologie, psychologie, tels sont quelques-uns des domaines qui bénéficieront de l’expérience unique qui sera nécessaire à l’établissement d’une présence humaine permanente en orbite basse ou sur la Lune.

Face à l’ampleur de la tâche, et à la peur de cet abîme hostile tout autour de nous, la tentation du renoncement et du désespoir est grande. Mais ce serait nier notre nature comme ce serait sous-estimer ce moteur pour l’humanité qu’est l’espace. Là-haut, dans l’âpreté de survivre dans ces conditions extrêmes, la confrontation entre nous sera fatale. Les guerres de civilisations ici-bas nous sembleront aussi ridicules qu’à nos enfants qu’on envoie s’y faire tuer.

Là-haut, nous retrouverons enfin notre nature humaine profonde : l’humilité face à ces éléments naturels mortels que nous ne maîtrisons plus. La peur qui nous poussera à nous dépasser. La révolte face aux pertes douloureuses en chemin. Mais surtout, surtout, la gratification des arpenteurs de mondes. L’Univers est immense et en expansion : il nous invite à grandir à son école pour y devenir ce que nous choisirons d’y être.

 

Note 1 : Chaque mois, Daily Science donne carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées ou semaines mondiales des Nations-Unies. Aujourd’hui, la Semaine mondiale de l’espace.

Note 2 : Cette Carte Blanche a été rédigée à l’occasion du lancement de la World Space Week 2025, sur le thème « Living in Space ».

Note 3 : André Füzfa est prix d’excellence de vulgarisation scientifique 2024 de Matière grise et prix Wernaers de diffusion de connaissances 2013.

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