Quel est l’impact des discours extrémistes chez les jeunes adolescents de première secondaire, encore parfois imprégnés du monde de l’enfance? Alors que les tensions communautaires s’exacerbent en de nombreux points de la planète, c’est la question de recherche à laquelle Pierre André, chercheur au sein du Groupe de recherche en Rhétorique et en Argumentation Linguistique (GRAL) de l’ULB s’est attelé à répondre. Pour ce faire, il a sondé leur imaginaire en convoquant les super héros. Les résultats ont été exposés lors du colloque « La démocratie à l’épreuve des extrémismes et des populismes ».
Quand l’empathie fait défaut
« Les résultats de travaux menés depuis une dizaine d’années par le GRAL nous ont permis de prendre comme point de départ le postulat suivant : les positions extrémistes se développent chez les élèves lorsque leur faculté d’empathie fait défaut. Autrement dit, quand ils ne sont plus capables de se représenter ce qu’il y a de raisonnable dans le point de vue de l’autre », explique Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique et directrice du GRAL.
« Très rapidement, il nous est apparu que notre enquête devait éveiller un vif intérêt chez les élèves si nous voulions disposer d’une représentation fidèle de leur imaginaire. Une précaution essentielle devait être prise : respecter leur sensibilité personnelle et leurs éventuels conflits de loyauté. C’est ainsi que nous avons conçu deux questionnaires qui explorent leurs imaginaires et leurs valeurs, principalement à partir des héros et des « méchants » présents dans les univers fictionnels qu’ils fréquentent quotidiennement. »
Quelque 197 élèves de première secondaire se sont prêtés au jeu. Ils sont issus de 7 écoles des réseaux libres et officiels de FWB. La parité fille/garçon est quasiment respectée, et les indices sociaux économiques sont variés.
Les X-Men, clés pour aborder le racisme
Seul le second questionnaire, s’attaquant de la façon la plus franche au discours extrémiste, est abordé dans cet article. Il concerne spécifiquement les X-Men, des humains mutants dotés de super pouvoirs issus de l’univers de Marvel.
« Le choix de cette fiction s’est imposée car elle traite de conflits communautaires entre les humains et les mutants, lesquels sont des humains avec des super pouvoirs. La question de la confiance en l’autre et de la différence y est centrale. X-Men permet donc de parler du racisme et de l’extrémisme avec les jeunes ados, mais dans une situation fictionnelle », explique Pierre André, romancier et chercheur. Il a été engagé par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique pour un contrat d’un an, afin de réaliser cette recherche. Celle-ci fut commandée par la FWB à l’Académie royale, laquelle a choisi un de ses membres dans la Classe des Lettres, Emmanuelle Danblon, pour y répondre.
Une méthodologie astucieuse
Après qu’il ait passé quelques extraits de ces films aux enfants, Pierre André leur a posé une question : si les mutants X-Men existaient vraiment, que devrait-on faire, nous les humains, de cette communauté ? Ils avaient le choix entre 4 réponses :
1re option: Il faudrait que les mutants soient séparés des humains, mis dans un endroit contrôlé par les humains où ils vivraient à part.
2e option : Les mutants sont trop dangereux pour les humains, même si on les mettait en prison, avec leurs superpouvoirs ils parviendraient à en sortir et se vengeraient alors sur nous. Il faut donc les supprimer pendant qu’il est encore temps.
3e option : Il faudrait les emprisonner, les faire travailler pour nous. Leurs pouvoirs doivent être utilisés pour servir les intérêts des humains.
4e option : Il ne faudrait pas séparer les mutants et les humains. Les mutants pourraient nous aider. Il faut apprendre à vivre ensemble et à se faire confiance.
Sans les nommer de la sorte auprès des enfants, la première option exprime une vision séparatiste, voire ségrégationniste. La deuxième, génocidaire. La troisième, esclavagiste. Et la quatrième révèle la volonté de voir éclore un monde commun.
Les élèves avaient le loisir de nuancer leur choix d’option par écrit dans la partie commentaire.
« Ensuite, selon un changement de point de vue qui nous est cher, on a demandé aux enfants d’envisager d’être du côté des mutants : dans ce cas, qu’est-ce qu’ils feraient des humains ? On voulait voir si, dans la peau des mutants, ils avaient les mêmes réactions que lorsqu’ils envisageaient la situation en tant qu’humains. Les quatre options (séparatiste, génocidaire, esclavagiste, monde commun) ont été reformulées (voir image, NDLR). Et les élèves avaient ici aussi l’opportunité de reformuler et de nuancer leur choix par écrit. »
Une démocratie bien fragile
D’un point de vue comme de l’autre, filles comme garçons, les résultats sont très représentatifs : « la majorité (75%) désire un monde commun. Toutefois, 14 % sont clairement séparatistes, et on compte aussi quelques génocidaires (8%). Et un peu d’esclavagistes (3%) », énonce Pierre André.
De prime abord, ces résultats sont rassurants. « Mais lorsque l’on prend la peine d’aller lire les commentaires laissés par les élèves pour nuancer leurs choix, on se rend compte que ce désir de faire “monde commun” ne tient, en réalité, qu’à un fil », analyse le chercheur.
En effet, parmi les commentaires additionnels à l’option « monde commun », certains mettent en exergue énormément de méfiance envers l’autre communauté.
« La tentation du séparatisme revient aussi souvent parmi les commentaires. Cela revient à dire qu’à partir du moment où on est choqué par le discours de l’autre communauté, on cesse de dialoguer avec elle. Et on préfère alors faire comme si cette frange de la population n’existait pas. Ce phénomène est prégnant sur les réseaux sociaux avec le système de bulle faisant en sorte que chacun voit seulement des contenus qui lui ressemblent, qu’il apprécie. »
« Il y aussi des choix d’option « monde commun », teintés de vraies tendances génocidaires. Par exemple, un élève écrit « s’ils (les mutants, NDLR) commencent à tuer des personnes, alors on les extermine. » On sent par les mots laissés par les jeunes que la situation pourrait déraper très vite, que la démocratie est très fragile », conclut Pierre André.
« Ces données interpellent mais ne doivent toutefois pas occulter le fait que de nombreux choix d’option « monde commun », sont accompagnés de commentaires rassurants. Reprenant l’idée que nous sommes tous pareils, soumis aux mêmes lois. Que le séparatisme ne peut qu’engendrer de la haine. »