Gravure d’Evald Hansen représentant la tombe BJ 581, réalisée d’après le plan dessiné par l’archéologue Hjalmar Stolpe, publié dans Stolpe 1889 - libre de droits

La nécessité d’une approche genrée en archéologie

8 mars 2024
par Camille Stassart
Durée de lecture : 6 min
« Introduction à l’archéologie du genre », par Isabelle Algrain et Laura Mary. Éditions Fedora. VP 23 €

Mieux comprendre la manière dont le genre a influencé les pratiques sociales, économiques, politiques et culturelles, ainsi que les dynamiques de pouvoir des sociétés anciennes. Tel est le but de l’archéologie du genre. Loin d’être anodine, l’intégration de la dimension du genre dans la discipline représente un outil important pour davantage cerner les sociétés du passé, ainsi que leurs évolutions.

Pourtant, la recherche en la matière reste marginale, particulièrement dans le monde francophone (même si le nombre de mémoires et de thèses sur le sujet tend à augmenter). Avec « Introduction à l’archéologie du genre », paru aux Éditions Fedora, les archéologues Isabelle Algrain et Laura Mary tentent de faire connaître ce domaine à un plus large éventail de chercheurs et d’étudiants (ou à toute personne curieuse sur le sujet). Explorant l’histoire de l’archéologie du genre, née il y a déjà plus de 40 ans, et son apport à la recherche via différents cas d’études.

Un domaine encore peu investigué en Belgique

La publication met en évidence que l’archéologie du genre rencontre un succès inégal dans le monde à partir des années 1980. Bien présente dans certains pays européens comme l’Allemagne, l’Espagne, la Grande-Bretagne ou la Norvège, elle se développe depuis seulement quelques années dans d’autres, dont la Belgique. La première journée d’étude sur le sujet est organisée en 2019 par Isabelle Algrain, docteure en Histoire, arts et archéologie et collaboratrice scientifique au Centre de Recherches en Archéologie et Patrimoine de l’ULB. Une initiative qui donne lieu à la sortie du premier ouvrage collectif francophone sur les questions de genre en archéologie, en 2020.

Pourquoi ce pan de recherche s’est-il développé sur le tard en Belgique francophone ? « Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Déjà, l’archéologie du genre est très peu (si pas du tout) enseignée dans les universités », précise la Dre Algrain.

« Par ailleurs, l’enseignement de l’archéologie est lié à celui de l’histoire de l’art. Chez nous, ce département se trouvera plus facilement dans les facultés de philosophie et de lettres. Alors que dans d’autres pays, où les études de genre ont émergé dès les années 60-70, l’archéologie côtoie les départements de sociologie et d’anthropologie », ajoute Laura Mary, archéologue au sein de l’ASBL Recherches et Prospections archéologiques et fondatrice du collectif Paye ta Truelle qui lutte depuis 2017 pour l’égalité et la diversité en archéologie.

Sexe anatomique, génétique et anthropologique

Le cœur de l’ouvrage démontre l’intérêt de prendre en compte le genre lors des fouilles. Epinglant dans ce cadre divers exemples de biais genrés dans les interprétations des restes humains ou du matériel archéologique (mobilier funéraire, outils, ustensiles, arts…). Stéréotypes qui, bien souvent, se retrouvent ensuite dans les musées.

En archéologie, le sexe des individus peut être déterminé soit par l’analyse des organes génitaux ou des gonades (possible uniquement sur des momies), soit par l’analyse ADN du squelette. « Cette méthode tend à se généraliser, mais reste coûteuse. Il faut compter 150€ pour l’analyse ADN d’un seul squelette. On a donc plus souvent recours à des anthropologues pour estimer le sexe du squelette », fait savoir la Dre Algrain. « Quand il est bien conservé, différentes mesures des os longs, du crâne, des os du bassin ou de l’oreille interne, permettent de définir sur une échelle de 1 à 5 la probabilité pour un individu d’appartenir au sexe masculin, au sexe féminin, ou à une catégorie indéterminée. »

En dehors du sexe, le squelette est en mesure de fournir des données pouvant être associées, dans certains cas, à une socialisation différenciée et à un apprentissage précoce des rôles de genre. Citons, par exemple, le port du corset, qui se constate dans la déformation de la cage thoracique.

Certaines interprétations sont toutefois imprégnées de préjugés et de stéréotypes de la part des anthropologues. Les traumatismes et blessures, par exemple, seront souvent considérés comme des blessures de guerre ou de chasse sur les squelettes masculins. Quand ceux retrouvés sur les squelettes de femmes sont vus comme le résultat de violence domestique. Or, la participation des femmes à la guerre est aujourd’hui avérée dans certaines régions et à certaines époques.

Genrer les objets et ses travers

Laura Mary rappelle néanmoins que l’étude des squelettes n’est pas automatique, faute de moyens : « L’Agence Wallonne du Patrimoine ne compte pas d’anthropologue dans son équipe. Ni l’ASBL pour laquelle je travaille. Ce n’est donc pas systématique ». C’est alors souvent l’étude d’objets qui sert à estimer l’identité de genre des individus. Ce qui peut amener son lot de travers si l’on projette à ces objets des normes culturelles, comme associer les bijoux aux femmes et les armes aux hommes. Aussi, quand le sexe et la culture matérielle entrent en « conflit », les stéréotypes tendent à ressurgir.

« J’ai participé à l’étude du cimetière de Grez-Doiceau (Brabant wallon) qui est fouillé depuis 2002. Deux tombes montraient des contradictions entre le sexe et la culture matérielle (avec des armes et des bijoux). Ce qui laissait perplexes les archéologues. Il y a donc encore du boulot », témoigne Laura Mary.

L’ouvrage revient aussi sur le cas de la tombe de Birka (Suède), découverte en 1878. Un squelette du 10ᵉ siècle y est retrouvé avec une panoplie d’armes (épée, hache, lances, flèches, couteau de combat, boucliers), deux dépouilles de chevaux, ainsi qu’un jeu de stratégie. Il n’est émis aucun doute sur le fait que l’individu est un chef guerrier de haut rang. Jusqu’à ce qu’une analyse ADN révèle en 2017 que la dépouille est une femme.

Une science militante ?

Pour autant, comme l’indiquent les autrices, si des cas de guerrières sont aujourd’hui (re)connus dans certaines sociétés anciennes, cela ne signifie pas que la défunte de Birka en était une : « La prudence invite, en l’absence d’éléments significatifs (traces de traumatismes liés aux combats sur le squelette), à qualifier cette tombe de « sépulture avec armes » plutôt que de tomber dans le sensationnalisme de l’étiquette médiatique « guerrière viking ». Il convient donc de ne pas généraliser le cas de cette tombe à l’ensemble de la société viking sans une étude approfondie des autres sépultures de ce type. »

Encore parfois taxée de militantisme, l’archéologie du genre ne vise pourtant pas à mettre à tout prix au jour une égalité entre hommes et femmes du passé. Ou encore à mettre particulièrement en avant les femmes. Mais bien d’appréhender le matériel ancien ou l’étude d’un nouveau matériel archéologique de la manière la plus neutre possible. En gardant à l’esprit que le genre est un concept qui varie dans l’espace et dans le temps.

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