Les espèces invasives sont accusées d’être l’une des principales causes d’extinction d’espèces. Après la pollution, la destruction des habitats, la chasse, le braconnage et le trafic d’animaux. À tort ou à raison? Le chercheur en écologie végétale Jacques Tassin clarifie la situation dans «La grande invasion», parue aux éditions Odile Jacob.
«Il faut garder à l’esprit que les extinctions contemporaines se manifestent essentiellement dans les milieux insulaires. Aux échelles régionales, les invasions d’espèces surpassent souvent les pertes, de sorte que la diversité du vivant, en bilan net, s’accroît. Les invasions biologiques participent de notre vision manichéenne du monde. Les générations à venir s’amuseront sûrement de voir certaines espèces invasives bénéficier à leur tour d’un statut de protection.»
Tout est relatif… En déclin en Angleterre, le hérisson envahit la Nouvelle-Zélande. L’iguane commun, invasif aux Antilles, est menacé en Guyane. Devenue rare sur la côte orientale des États-Unis, la moule d’Amérique prolifère en Europe. La caulerpe, l’algue d’origine tropicale longtemps qualifiée de «tueuse», décline aujourd’hui en Méditerranée. Près de 80% des zones autrefois colonisées sont réinvesties par la flore et la faune d’origine. En Californie, les amateurs de papillons découvrent qu’il est devenu inutile de planter des espèces indigènes: la majorité de ces insectes préfèrent butiner des fleurs d’espèces exotiques.
Des effets inattendus
«À l’échelle planétaire, le statut d’espèce invasive n’est pas toujours aussi clair que l’on pense», souligne l’écologue du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement à Montpellier. «La reconnaissance de l’ambiguïté des invasions biologiques commence tout juste à être acceptée dans une communauté scientifique encore largement dominée par les spécialistes des sciences du vivant, au détriment des représentants des sciences de l’homme et des sociétés. Éliminer une espèce invasive peut avoir des effets inattendus. Allant à l’encontre de la conservation d’espèces indigènes.»
Des exemples? En Tasmanie, le déclin des bandicoots de Bougainville, petits marsupiaux en danger d’extinction, est attribué partiellement à la lutte contre les ronces introduites. Les campagnes d’empoisonnement des opossums et des rats en Nouvelle-Zélande ont poussé les hermines, privées de leurs proies favorites, à s’attaquer aux oiseaux indigènes comme le kiwi. En Australie, on a suspendu la guerre contre l’épinard du Cap parce que les populations de cacatoès dépendent des semences de cette petite polygonacée herbacée.
L’impact d’une espèce invasive n’est jamais exclusivement négatif ou positif. Les invasions d’écrevisses de Louisiane en France ont accru la population de spatules blanches, d’ibis et de grandes aigrettes qui apprécient particulièrement cette «peste rouge». Sur l’île Rodrigues, au milieu de l’océan Indien, l’effectif de passereaux en voie d’extinction s’est relevé en s’accommodant d’arbres et d’arbustes exotiques à croissance rapide. En Afrique du Sud, les pins et acacias australiens invasifs permettent aux populations rurales de disposer de combustibles pour un montant annuel de 3 millions de dollars.
Quitter le terrain de l’émotion
Pour Jacques Tassin, l’emploi trop systématique de métaphores incarnant des peurs, comme «peste rouge» pour les écrevisses ou «péril jaune» pour le frelon asiatique, contribue à entretenir des zones d’ombre. Et à alimenter des malentendus.
«Il convient de retrouver des préceptes plus rationnels qu’émotionnels. Et de s’en tenir aux constats techniques ou scientifiques dont on dispose plutôt que d’agiter l’épouvantail de situations extrêmes ou de scénarios pessimistes. Nous devons accompagner nos propres enfants et petits-enfants dans la découverte d’un monde qui comptera demain davantage d’espèces invasives, mais ne méritera pas pour autant d’être tenu pour mauvais. Certains auteurs évitent aujourd’hui de recourir à la discrimination conventionnelle entre espèces indigènes et espèces introduites, entretenue par la biogéographie et les sciences de la conservation. Ces auteurs considèrent qu’une telle distinction relève davantage de perspectives culturelles et normatives que des réalités biologiques.»