A l’Université Catholique de Louvain (UCL), un projet de recherche scientifique fait appel au crowdfunding (le financement participatif) pour pouvoir se développer. Son nom: « Eeluminium ». Ce projet international s’intéresse au déclin rapide des anguilles d’Europe depuis les années 1980.
Le Pr Jean-François Rees, spécialiste des poissons des abysses, à l’Institut des Sciences de la Vie (UCL), et passionné par les sciences participatives, a eu l’idée d’avoir recours au crowdfunding pour financer un volet de ce projet. Les anguilles, ces animaux tout en longueur, font partie du monde des abysses.
La piste de l’aluminium
Barrages trop nombreux, parasites agressifs, surpêche, perturbation des courants océaniques ? Le déclin des populations d’anguilles ne peut s’expliquer par ces seuls facteurs.
Alors que la recherche menée à l’UCL se penchait sur la concentration de produits neurotoxiques dans le système cérébral des anguilles comme possible cause de leur disparition, le hasard les a menés sur la piste de l’aluminium.
« Nous étions à la recherche de métaux dans le cerveau des anguilles », explique le Pr Rees. « En les analysant, nous avons identifié de grandes quantités d’aluminium dans tous leurs organes, dans le foie et les muscles. Il y en avait plus que tous les autres minéraux essentiels à l’organisme ! D’où pouvait bien provenir tout cet aluminium ? »
Ce composé chimique naturellement présent dans les sols en faible concentration, ne devrait normalement pas se retrouver dans les tissus d’animaux marins. A moins que…
Depuis la seconde moitié du XXème siècle, on observe une acidification des pluies due à la pollution. Ces eaux acides, une fois dans les eaux douces, provoquent une dissolution des minéraux en présence. L’aluminium qui s’y retrouve parfois est alors libéré.
Un système de régulation vital
Malheureusement pour les poissons, l’aluminium perturbe leur système d’osmorégulation en s’accrochant à leurs branchies. Ce système sert à réguler le taux de sel dans leur organisme. L’anguille étant un animal qui passe des profondeurs des eaux salées à nos rivières d’eau douce, ce système leur est vital.
Les anguilles naissent toutes dans la mer des Sargasses (océan Atlantique nord) et entreprennent un voyage de 6.000 km en 6 mois de migration, jusque dans nos estuaires, où elle se fortifient pendant 10 ou 20 ans avant de remonter nos rivières. Elles repartent ensuite vers l’océan pour se reproduire, et mourir.
L’aluminium est donc la piste suivie par les membres du projet Eeeluminium. « La partie de notre étude soumise au crowdfunding vise à déterminer s’il y a bien eu une augmentation du taux d’aluminium chez les anguilles à l’époque de la chute soudaine de leurs populations », explique Marie Grisard, étudiante en dernière année de Master bioingénieur. Elle a choisi de développer cette hypothèse dans son mémoire de fin d’études, sous la houlette du Pr Rees.
« Pour pouvoir étudier un phénomène qui s’est produit il y a quelques dizaines d’années, il a fallu trouver une astuce. Celle-ci passe par les otolithes. Les otolithes sont des petites particules calcaires de 2mm environ que l’on trouve dans les oreilles des poissons. Elles ont la particularité de former – comme les arbres – un nouveau cerne tous les ans. D’autres éléments viennent s’y emprisonner, comme les métaux, et comme l’aluminium. »
C’est là l’origine du projet Eeluminium qui peut compter sur 200.000 otolithes venus des Pays-Bas et collectés depuis plus de 90 ans.
Analyse des otolithes par spectroscopie de masse
« Aux Pays-Bas, les anguilles constituaient une population et un produit très importants, culturellement et gastronomiquement », reprend le Pr Jean-François Rees. « Enormément de gens vivaient de cette pêche. Les otolithes étaient prélevés à l’origine non pas pour calculer le taux d’aluminium, mais pour étudier l’âge des anguilles et leur croissance, en fonction du nombre de cernes ».
L’équipe a restreint l’échantillon à étudier à quelque 400 otolithes dont une vingtaine seront analysées en détail, par spectrométrie de masse à plasma induit couplée à l’ablation laser.
« C’est une technique très sophistiquée qui vaporise une partie de l’échantillon », précise le scientifique. « Les aérosols émis sont pris dans un fluide de gaz et subissent un traitement ionisant. Cela permet une analyse de la masse. Sur base de celle-ci, nous pouvons déterminer quels éléments sont présents dans l’échantillon. Nous pouvons aussi déterminer à quel moment le poisson y a été exposé ».
La “boîte noire” des poissons
« Certains autres éléments, comme le baryum et le strontium, nous permettent de savoir si une anguille a fait des allers-retours entre l’eau de mer et l’eau douce, ou si elle est restée dans les estuaires. C’est comme la boîte noire du poisson !», explique le Pr Rees.
Ces recherches vont aussi permettre de déterminer l’existence ou non d’un pic d’aluminium. Les chercheurs pourront non seulement calculer les variations d’aluminium à l’échelle de la vie d’un seul poisson, mais aussi à l’échelle de toute une population. Une analyse ultérieure devra ensuite montrer si les pics d’aluminium correspondent aux épisodes des pluies acides.
Le financement participatif au service de la science
Tout cela a bien entendu un coût. C’est pourquoi le Pr Rees fait appel au crowdfunding, et plus spécialement à FutSci, une plateforme dédiée aux projets de recherche scientifique, pour mener ce projet à bien.
« Nous sommes très excités par ce projet, autant par le projet lui-même que par les modalités de trouver un nouveau financement », dit-il. « Personne ne l’a fait jusqu’à présent ! » Cinquante euros suffisent à réaliser une analyse de base d’un otolithe. Une cartographie complète coûte dix fois plus cher.
Pour Jean-François Rees, cette démarche ne vise pas seulement à lever des fonds.
Le projet Eeluminium vise également à préserver une certaine biodiversité. « L’anguille représente une source de nourriture pour des milliers de générations humaines. En plus, l’anguille est au sommet de la chaîne alimentaire dans les rivières. Si elle disparaît, c’est tout l’écosystème qui est perturbé. La biodiversité est essentielle à notre survie », conclut Jean-François Rees.