La hausse des émissions de gaz à effet de serre dues aux activités humaines impacte non seulement l’atmosphère, mais aussi les mers et les océans. Ces derniers absorbent environ un quart du CO2 émis, avec pour conséquences de diminuer progressivement le pH de l’eau de mer. Ce phénomène d’acidification des océans affecte directement toutes les espèces qui fabriquent des coquilles ou des squelettes calcaires externes (coraux, moules, bigorneaux…).
De récents travaux, menés en collaboration avec l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique (IRSNB), suggèrent que l’effet de l’acidification sur ces animaux peut varier d’une région du monde à l’autre.
La surprenante évolution des moules de la mer du Nord
Grâce aux riches collections de l’IRSNB, des chercheurs ont été en mesure d’analyser l’évolution de la structure calcaire de la moule bleue (Mytilus edulis) sur 100 ans. Et ce, en examinant les coquilles de 268 spécimens collectés entre 1904 et 2016 sur les brise-lames entre Nieuport et Ostende. Les scientifiques ont ensuite étudié les liens de cette évolution avec des facteurs environnementaux.
« Rares sont les études à avoir étudié la dynamique d’une population sur une période aussi longue », note le Pr Thierry Backeljau, responsable de la direction opérationnelle taxonomie et phylogénie à l’IRSNB. « Pour pouvoir observer des changements historiques, il faut disposer d’une collection réunissant assez d’exemplaires d’une même espèce, collectés dans la même région, pendant un temps suffisamment long. »
C’est ainsi que les scientifiques ont découvert que les coquilles de ces mollusques sont étonnamment plus riches en calcaire aujourd’hui, qu’elles ne l’étaient auparavant. « Cela nous a surpris, car, dans la littérature, la plupart des études montrent que l’acidification des océans et des mers dégradent le calcaire des animaux à coquille, qui deviennent ainsi plus vulnérables vis-à-vis de leurs prédateurs. Or, c’est tout le contraire qu’on observe dans notre étude », indique le Pr Backeljau.
Une question de sélection naturelle
L’explication ? L’animal s’est adapté au cours du temps à divers prédateurs. « Le pourpre (Nucella lapillus), prédateur important de la moule jusque dans les années 70, l’attaquait en forçant la partie extérieure de sa coquille, le périostracum. Dès lors, les spécimens dotés d’un périostracum plus épais ont vu leurs chances de survie augmenter, et se sont davantage reproduits par la suite. »
Après la disparition du pourpre – victime des peintures « anti-salissures » (aujourd’hui interdites) utilisées sur la coque des bateaux –, la pression sélective en faveur d’un périostracum plus épais s’est atténuée.
Dans les décennies suivantes, la prolifération d’autres prédateurs a favorisé d’autres adaptations dans l’architecture de la coquille des moules.
L’augmentation des températures de la mer du Nord, couplée au phénomène d’eutrophisation des côtes (pollution qui se produit quand les mers reçoivent trop de nutriments, tels que l’azote et le phosphore, majoritairement rejetés par l’industrie et l’agriculture), a facilité le développement d’algues. Et avec elles, de larves de crabes et de homards. Deux crustacés amateurs de moules.
« Mais, à la différence du pourpre, les crabes et homards cassent la coquille en la craquant entre leurs pinces. Dans ces conditions, il n’était plus intéressant pour l’espèce de produire un périostracum épais, mais bien d’avoir une coquille plus dure, plus riche en calcaire. Ainsi est apparue, au début des années 90, une nouvelle pression sélective sur l’animal ». Une pression renforcée par l’augmentation de la population de mouettes, également friandes de moules.
Les limites des modèles de prédictions climatiques
À noter que, depuis 2012, des pourpres sont à nouveau observés en mer du Nord. Les scientifiques suspectent que ce retour aura, une fois de plus, un effet sur la structure calcaire des moules bleues.
« L’objectif de l’étude n’est évidemment pas de contester l’impact de l’acidification des océans sur les animaux marins. Elle rappelle toutefois que les prédictions du phénomène à l’échelle du globe ne sont pas totalement transposables à l’échelle locale. On voit dans cette étude que des facteurs régionaux, souvent peu pris en compte, peuvent influencer ses effets », conclut le Pr Backeljau